LES GUÉRÉS PEUPLE DE LA FORÊT

LES GUÉRÉS PEUPLE DE LA FORÊT

Étude d’une Société primitive 1934

Capitaine René VIARD
DE L’INFANTERIE COLONIALE

P11-13 Tekpetins

Les Guérés ont conservé dans leurs récits fabuleux le souvenir des « petits hommes roux » considérés comme une peuplade de génies maléfiques issue de la forêt. Encore actuellement certainesparties désertes de la sylve sont réputées comme abritant quel- ques-uns de leurs descendants. Leur seule rencontre amène dans l’année la mort de celui qui en a été l’objet. Inutile de souligner que nous n’avons jamais pu vérifier cette survivance de « petits hommes » dans les régions du pays Guéré qu’il nous a été donné de connaître, voire même d’explorer. Nous avons par contre trouvé en grande abondance, dans tout le Cercle de Guiglo, des instruments en pierre polie : hachettes, grattoirs, etc… de façon et de dimensions identiques à ceux ren- contrés un peu partout au Soudan (et précisément dans la zone nigérienne où certains savants placent l’habitat primitif des négrilles). Les Guérés n’ont aucune connaissance de l’origine de ces instruments. Ils ne les considèrent pourtant pas comme des cailloux quelconques mais n’en revendiquent point non plus le travail, ils les croient déposés dans le sol par la foudre et les utilisent d’ailleurs fréquemment dans leurs cases comme talismans contre l’orage. Nous avons déjà signalé l’existence de ces pierres polies dans d’autres travaux. (…) Mais certains auteurs (particulièrement en ce qui concerneles Guérés) ont voulu voir dans les populations actuelles des des- cendants directs de ces habitants primtifs.Nous n’insisterons pas sur une thèse déjà combattue. Conte-tons-nous d’énumérer les principaux arguments qui la démentent : 1° Si les Guérés descendaient des négrilles, pourquoi conserveraient-ils leur souvenir comme celui d’une race hostile, dangereuse et maléfique ? 2° Si la thèse de la filiation était vraie, pourquoi les Guérés ignoreraient-ils l’origine des pierres polies par ceux-là mêmes qui seraient leurs ancêtres directs ? Or, les Guérés prétendent s’être toujours servis d’outils en fer, et aucun vestige ne se rencontre de mine, de four ni de forge anciens dans la région. Il s’y trouvepar contre sur certains affleurements rocheux (tels que celui de Kambli à 8 kilom. au Sud de Toulépleu), des cuvettes rondes qui semblent bien avoir été creusées à main d’homme et qui pour- raient bien être des polissoirs fixes tels que les décrivent les préhistoriens. 3° Si les Guérés descendaient des négrilles, la race témoigne-rait là d’une évolution surprenante. Comment, les conditions de vie, d’habitat, de climat, etc. demeurant inchangées, la taille des individus serait-elle passée d’une moyenne de 1 m. 40 à une moyenne de 1 m. 68 ? Par croisement avec une autre race évidemment. Mais il eût fallu alors que celle-ci soit la plus nombreuse et la plus forte, que son empreinte sur les autochtones se marquât pendant des siècles… et se marquât de façon dominante. Il eût fallu aussi que la sylve se prêtât à cette cohabitation, à ces échanges, à cette fusion.Or, tout ce que nous savons des conditions de vie qu’elle impose à l’homme dément cette supposition. L’homme ne vit en forêt que contre quelqu’un. Il ne s’allie pas, il extermine ou est exterminé. Acceptons l’hypothèse d’une race conquérante ayant rencontré les négrilles : elle les a obligatoirement dé- truits.Cette race, c’est la race Guérée.Qu’il y ait eu au cours de l’invasion des liaisons accidentelles,cela ne fait pas de doute : les femmes subissent partout la loi du conquérant. Qu’en vertu de la théorie du « retour ancestral » certains individus (très rares d’ailleurs) témoignent encore de nos jours par leur taille exiguë, de ces rencontres fortuites, nous l’avons constaté nous-même. Mais ces exceptions surgissant dans des familles entièrement normales au point de vue physique ne signifient rien quant à l’origine de la race.

P54 féticheur, sorcier, homme panthère, totem Gbâ

Le féticheur est en quelque sorte la préfiguration du prêtre,l’intermédiaire savant entre le requérant et la puissance invoquée. Le sorcier par contre est le dépositaire d’un pouvoir redoutable ; il opère à l’insu de tous, parfois même à son propre insu, il est en somme l’incarnation d’un principe de mal. (…) . Le clan apparenté ou même issu de la bête qu’il ne doit point tuer, de la plantequ’il ne doit ni fouler ni abattre, de la montagne qu’il ne doit point gravir, du cours d’eau dont il ne doit point boire l’eau, admet que certains de ses membres peuvent à certaines époques et en sacrifiant à certaines pratiques secrètes s’identifier à cet animal, cette plante, cette montagne, cette rivière. C’est le cas des hommes-panthères qui peuvent être requis de se muer en l’animal-totem et par suite éprouver le besoin de capturer et de déchiqueter des corps d’enfants. La croyance est à ce point établie qu’au cours des enquêtes de l’administration française ayant trait à des meurtres de ce genre, les parents mêmes des victimes s’ingénient à couvrir les meurtriers et mettent tout en œuvre pour égarer les recherches. Les hommes-panthères d’ail- leurs opèrent revêtus d’une peau de bête fraîchement abattue et lacèrent leurs victimes comme si réellement l’animal-totem l’avait labouré de ses griffes.

P 54-57 faire fétiche

La grande cérémonie chez les Guérés demeure en dernière ana- lyse la confection du fétiche. On « fait fétiche » pour tout acte de la vie : pour chasser, pour pêcher, pour partir en voyage, pour construire une case, pour défricher un coin de forêt, pour ouvrir une piste, etc. Là est véritablement le fait religieux essentiel qui domine toute la vie guérée jusque dans ses manifestations les plus humbles. « Faire fétiche » est en somme la traduction de cette propension mystique signalée dans les sociétés primitives par Levy Bruhl et J. Brévié et qui se ramène à ceci : « influence du semblable sur le semblable, pouvoir de l’opération quant à l’aboutissement de l’intention» (1). Que l’on ne s’y trompe point : le fétiche chez les Guérés comme chez la plupart des peuples primitifs n’a point de valeur intrinsèque, la matière dont il est fait n’est qu’un support, un véhicule : c’est une pincée de terre, une plume d’oiseau, une branche, un feuillaga, une touffe de poils, qui par eux-mêmes ne représentent rien. Ils ne valent que par la vertu que leur a transmise le féticheur au cours d’une cérémonie d’incanta-tion déterminée. Les Guérés n’adorent pas les fétiches. Ils les reconnaissent seulement comme sièges de la puissance invoquée. En quoi donc consiste la « confection du fétiche » ? Définissons là une cérémonie qui tenant soit de la conjuration soit de l’envoûtement permet de faire passer dans un objet-symbole la puissance magique capable de protéger contre tel danger, de faire aboutir tel projet, de favoriser telle entreprise. Ainsi pour assurer le retour d’un individu partant en voyage (cas fréquent des tirailleurs désignés pour servir dans des régiments de France)la mère de l’intéressé remet au féticheur une pincée de terre prélevée sur le seuil de la case familiale. Le féticheur prononce sur cette terre les paroles consacrées, la mélange d’un peu de sang d’une poule blanche égorgée la veille du départ, au coucher du soleil, et enferme le tout dans un petit sachet de cuir que le partant portera au cou. La terre du seuil paternel fera souvenirl’exilé du chemin menant à la case de ses parents, le sang de la poule blanche égorgée au coucher du soleil le ramènera à sa famille car le soleil qui s’en va et a vu le sacrifice (symbole de départ et de chagrin) est aussi le soleil qui doit revenir le len- demain pour réveiller d’autres poules blanches (symbole de retour obligatoire et de joie). Autres exemples cités par J. Brévié et pratiqués par les Gué- rés : des pluies trop abondantes compromettent-elles les se- mailles ? Les intéressés vont trouver le féticheur qui, après quelques invocations à Gnon-Sua ou au génie des Eaux enfermede l’eau de pluie dans une calebasse soigneusement close. Cette calebassse est exposée montée sur trois piquets soit sur la place du village soit au milieu d’un lougan désigné par l’opérateur.Cette conjuration doit entraîner la fin des pluies.La sécheresse menace-t-elle par contre la germination ou la maturité des produits du sol ? La même calebasse est ouverteet précipitée sur le sol. La sécheresse doit cesser (cas d’in- fluence mystique du semblable sur le semblable).Pour amoindrir le pouvoir ou changer les intentions d’un homme que l’on redoute, l’intéressé ou les intéressés de- mandent au féticheur de conjurer une feuille sèche, une plumed’oiseau, un brin d’herbe, tout objet caractérisé par sa légèreté. A la saison où murissent les « cabosses » de kapock (1) ce sont des pincées de kapock qui sont choisies. Après avoir été baignéde sang d’oiseau l’objet conjuré est suspendu ensuite à une branche d’arbre sous laquelle est obligé de passer la personneredoutée pour accéder au village. Ainsi la puissance étant con- sidérée comme très lourde à supporter, la légèreté de l’objet fétiche la contrebalancera-t-elle d’autant, le sang d’oiseau dont il est imprégné devra même arriver à l’emporter dans les airs. Sous combien de plumes de Toucan ou de brin de kapock ont dû passer à leur insu les chefs de Subdivisions ou com- mandants de Cercle en tournée administrative ! Nous pourrions multiplier ces exemples. Bornons-nous à ceux-ci. Dans la confection du fétiche nous voyons intervenir : 1° L’intention de l’intéressé ; 2° L’invocation de la puissance efficace pour le cas envi- sagé 3° Un sacrifice à cette puissance (poule, mouton, cabri, oi- seau sauvage, etc.). 4° Le choix d’un objet destiné au rôle de support de talis- man et qu’un caractère physique (couleur, odeur, poids, di- mension) paraît désigner particulièrement pour le rôle que l’on désire lui faire jouer. Précisons que ce rôle terminé, l’intention remplie, le but atteint ou non, le « fétiche » perd toute valeur et reprend son caractère d’objet ordinaire dénué de pouvoir mystique.

P57 Pas d’idole

Indépendamment de ces pratiques relevant, comme on le voit, beaucoup plus de la magie que de la religion, les Guérés n’ont point de culte régulier. Nous ne les voyons vénérer aucune idole. Les forces naturelles qu’ils tentent de se concilier par conjura-tion ne reçoivent de leur part aucune représentation symbo-lique ou anthropomorphique. Il n’y a chez eux ni pierre sacrée,ni arbre consacré, ni poteau totémique, ni aucune sorte de figu- ration du divin.

P57 fantasme de cérémonie secrétes

Il y a bien des lieux interdits, des « bois sacrés », mais ce sont là des zones où les féticheurs sont censés s’initieraux mystères de leur sacerdoce ou bien des coins de forêt mys- térieux où les sorciers entrent en relations avec leurs « diables ». Les profanes s’en écartent par crainte, les initiés seuls y peuvent pénétrer sans danger. Que se passe-t-il exactement dans ces retraites ? Nous l’ignorons et nul ne consent à nous renseigner.Les cérémonies d’initiation des féticheurs tout comme les pratiques diaboliques des associations de sorciers nous de- meurent fermées. Qu’elles soient encore actuellement, en plein cœur de la forêt déserte, l’occasion de sacrifices humains et d’actes d’anthropophagie, nous en avons l’intime persuasion mais non la preuve manifeste. Sans être ici au seuil du mystère avec majuscule que se sont plu à flairer trop de voyageurs, un peu pressés de livrer leur copie, nous sommes du moins au pays du silence et ceux-là même qui pourraient nous renseigner sont baillonnés par la crainte. Tant à Guiglo qu’à Duékoué on a vu des condamnés à mort, convaincus de crimes à caractère rituel et les ayant avoués, se refuser jusqu’au lieu d’exécution à toutes explications suscep- tibles d’amener la revision de leur procès, voire la sauvegarde de leur vie.

P58-59 le fétiche Glé hypnose

En face de cette absence de toute représentation cultuelle, nous trouvons cependant chez les Guérés un début d’idolâtrie et une préfiguration de divinité en la personne du « Glé ». A proprement parler le Glé n’est encore qu’un « fétiche » c’est-à- dire un objet sans vertu propre, revêtu de puissance après con- juration. Mais à la différence des autres fétiches il a déjà des caractères d’université : il n’est pas consacré en vue d’un cas particulier mais conserve son pouvoir pour tous les cas à venir. En un mot, il est fétiche permanent à jamais efficient, et pour quelque circonstance qui requière son entremise. Il a en outre forme humaine : il se présente sous l’aspect d’un buste humain dont le chef couronné de plumes s’orne d’yeuxet de dents de métal. Le reste du corps n’est pas représenté,mais l’officiant qui place sur sa tête le buste en question tient dans chaque main deux queues de vache engainées de cuir qui figurent les membres absents de la grossière statuette. Le glé n’est pas d’invention guérée. Il a été apporté aux populations du moyen-Cavally par un sorcier venu de Tabou il y a moins de 15 ans. Mais son succès est grand. Peut-être touchons-nous en ce qui le concerne au stade intermédiaire en ce pays entre les cultes « paniques » sans représentation sensible et les religionsplus évoluées plaçant sur des autels des déités à pouvoirs précis et à forme anthropomorphique. Les pratiques relevant du Glé (car on ne peut parler de culte) sont d’ailleurs encore de type fétichiste, avec prédominancetoutefois d’un élément toujours efficient mais jusqu’à présentaccessoire dans les cérémonies des féticheurs : le pouvoir hypno- tique de l’officiant. Jusqu’alors les opérations de conjuration,d’envoûtement, etc. ne comportaient qu’un acteur ; le féticheur, auquel on demandait un talisman. Les pratiques de Glé en requièrent un second ; « l’assistant » soumis au féticheur, (tout comme en Europe les séances de magnétisme ou de spiritisme qui associent un « sujet » à un « professeur » ou un « médium). Les cérémonies sont nocturnes. Le « sujet » (une femme. le plus souvent) est placé assis à terre devant le féticheur. Il porte en équilibre sur sa tête le buste du Glé (obligation de raidir les muscles du cou) et tient en chaque main fermée au maximum, une des queues de vache engainées de cuir dont nous avons parlé lus haut (crispation des muscles des mains, des poignets et des avant-bras). Derrière et dépassant la tête du féticheur, une torche ou un fanal est allumé que le « sujet » doit fixer avec attention (fixité obligée du regard sur un point brillant). Le féticheur frappe de ses doigts un tam-tam léger posé devant lui cependant que les assistants chantent en chœur une mélodieà quelques syllabes indéfiniment répétées, (influence d’un rythme monotone et d’une complainte endormante). Le « sujet » s’endort, « entre » en tremblement », « en transes » si l’on veut et se déplace toujours accroupi, à la volonté du féticheur qui ne cesse de le fixer. Il profère des paroles incohérentes, répond à des semblants de questions… C’est une véritable séance d’hypno-tisme qui n’a rien de mystérieux mais dont sont infiniment frappées les naïves populations de la forêt. Nous avons tenu nous-même à signaler les faits physiques expliquant les résul- tats obtenus lors de ces séances. Ils sont d’autant plus conce-vables que le « sujet » est une femme (donc sensibilité plus forte) fascinée d’avance par le renom de l’opérateur, épouvantée de son propre rôle et placée dans des conditions musculaires, visuelles,auriculaires et nerveuses telles que le sommeil hypnotique (re- connu par notre propre science européenne) doit fatalement s’ensuivre avec toutes les manifestations charlatanesques aux- quelles il peut donner lieu devant un public de primitifs crédules.

P60-63 le Zouhou : l’âme

Dépourvus de religion dogmatisée et n’ayant en somme que des croyances fragmentaires privées du lien logique d’une divi- nité supérieure ou d’un panthéon hiérarchisé, les Guérés ont cependant foi en l’existence et l’indestructibilité de l’âme. Ne nous laissons toutefois point abuser par une trompeuse identitéde conceptions : l’âme (le Zouhou) que conçoivent les Guérés est loin de réaliser le principe spirituel, immortel, doué de moralité et de mémoire et de nature participant au divin que définissent les religions indo-européennes. Pour les Guérés, le Zouhou serait plutôt un « double », au sens égyptien et an- tique du terme. C’est le souffle — allons même jusqu’à dire le principe vital — quand ce n’est pas plus simplement et chez les tribus les plus arriérées (gens du Flého par exemple) l’ombre du corps. Ses caractères spécifiques (même lorsqu’il ne s’agit que de l’ombre) sont l’immortalité et l’immatérialité. Nous trouvons là somme toute la conception du « spirituel indestruc- tible » à son premier stade. Le Zouhou est considéré comme indé- pendant du corps. Il s’en évade au cours des rêves, quand le corps est en sommeil. Il peut même l’abandonner en pleine vie pour changer d’enveloppe (cas des fous, des paralytiques, des moribonds). Ainsi d’ailleurs que l’a signalé Lévy-Bruhl dans la Mentalité primitive le Guéré conçoit le songe comme une réalité : la personne à laquelle il rêve le visite vraiment à tel point qu’il lui sait gré ou lui porte rancune de son attitude ou de ses paroles lors du sommeil.Le Zouhou est une création de l’au-delà, disons si l’on veut de « Gnon-Sua » en désignant par ce nom la divinité éparsedans l’univers. Le nombre des Zouhous est limité, ce qui supposequ’à chaque décès (ou abandon d’enveloppe) correspond une naissance, une réincarnation. Entre temps le Zouhou passe au « village de Gnon-Sua » où il est décidé de son sort futur. La plupart des Guérés s’accordent à croire que le premier des nou- veau-nés d’une famille est la réincarnation du dernier des parents morts. En cas de double naissance, il y a hésitation : pour les uns le Zouhou désireux de se réincarner a eu maille à partir avec un animal (le serpent le plus souvent) lors de son retour de l’au-delà. Il a convenu avec lui d’une course, d’un pari à celui qui arriverait le plus vite au premier village des hommes. Le féticheur désigne par des incantations spéciales celui des deux jumeaux qu’il convient d’adopter comme réin- carnant le mort. Que devient son frère ? Ici deux traditions : pour les uns celui-là est « serpent » ou « crapaud » ou tout autre animal. Il doit mourir dans l’année, et cela peut arriver, soit par maladie, soit plutôt que les parents aident à son décès. Pour d’autres, le frère jumeau de l’enfant reconnu comme habitat du Zouhou d’un ancêtre est admis comme successeur éventuelde celui-ci. Le Zouhou à réincarner a craint un nouveau décès et s’est assuré de deux nouveau-nés, comme un propriétaire prévoyant s’assure de deux cases, « pour le cas où l’une serait détruite par la foudre ». Dans ce cas les deux enfants sont élevéssur le même pied et nul danger ne menace plutôt l’un que l’autre. Il nous est arrivé personnellement et à diverses reprises, dans des villages de la forêt, de voir des femmes venir nous présenterleurs enfants jumeaux, avec un orgueil visible. L’une d’elles (village de Douandrou, canton de Zahon) vint même nous réclamer cinq francs ; l’un des jumeaux qui s’était trouvé sur notre passage avait reçu de nous ce cadeau alors que son frère, retenu sur le lougan paternel, n’avait rien eu. Il convenait d’aprèsla femme que le second soit aussi favorisé que le premier, faute de quoi « quelque chose » que la femme indiquait du doigt au- dessus du pignon de la case, se trouverait mécontent (disonspour notre propre interprétation, déséquilibré donc néfaste). Le même Zouhou semblait donc dans ce cas se partager égale- ment entre les deux jumeaux et exiger sous cette double forme la même satisfaction à travers l’un et l’autre.Tel est donc le Zouhou, préfiguration de l’âme au sens où nous entendons ce mot, immatériel, indestructible, unité dans une somme invariable. Ses attributs affectifs ou moraux sont encore troubles et ceci n’est point pour nous étonner, les Guérés n’en étant encore qu’à leurs premiers pas sur la route des concepts de l’immatériel. Certains d’entre eux, nous l’avons dit, ne voientencore en lui que l’ombre projetée par le corps. De nuit cette ombre est abolie, signe que le Zouhou voyage. Pendant ce temps e corps abandonné tombe en sommeil… Tous cependant s’ac- cordent pour le doter de volonté, sinon de mémoire, et à re- connaître la concomitance entre les décès et les naissances. Chaque naissance donne par suite lieu à une cérémonie devi- natoire que J. Boulnois (1) qualifie très heureusement de céré- monie de l’ Identité. Il s’agit en effet de déterminer quel parentmort s’est réincarné dans le nouveau-né et par suite quel nom il convient d’attribuer à l’enfant ». Le féticheur retourne le nouveau-né sous toutes ses faces comme pour le reconnaître ou bien il ferme les yeux, tenant serré dans son poing un objet (corne d’antilope, queue de vache, etc.) renfermant la puissance qui lui donnera la connaissance ; il tremble comme en une danse de Saint-Guy tout le temps que dure l’investissement de cette puissance ou bien encore fouille nerveusement parmi un amas d’objets variés (morceaux de bois, débris de calebasse, cauris, etc.) en mâchant et crachant de la noix de kola offerte par les pa- rents… ces pratiques aboutissent à la connaissance du nom de l’enfant » (2). Le nom trouvé, l’enfant est ensuite voué à cer- taines abstentions que M. le D Boulnois qualifie de « défenses de Gnon-Sua » et qui ne sont rien d’autre que des interdictionsd’origine et de caractère totémique ; telles celles par exemple de manger de la viande de bœuf sauvage, de tuer le serpent, d’ab- battre l’iroko (3), etc. Les interdictions à caractère alimentairesont les plus fréquentes, il est peu d’indigènes qui n’aient au moins une viande prohibée, et cela ne doit point nous étonner, le totémisme faisant remonter la plupart des lignées humainesà un animal considéré soit comme ancêtre soit comme protec-teur qu’il est interdit de tuer. Mais c’est surtout à l’occasion de la mort que se manifestentles croyances animistes des Guérés. Le Zouhou étant indestruc-tible, capable de conscience, et susceptible de se transformeren principe protecteur ou tourmenteur selon les cas, a droit au respect et à la vénération des vivants. Il continue à évoluerdans le clan ou le village, et tel féticheur puissant conserve outre tombe ses pouvoirs et sa science, de même que tel chef décédé garde son commandement, son autorité. Certes, le Zouhou se réincarne, il rentre un jour dans le foie d’un nouveau-né, mais il ne perd pas pour cela souvenir de sa condition antérieure. Il semble à ce sujet que le délai de réincarnation soit perceptible aux vivants de la famille ; tant que dure la tristesse occasion- née par le décès le Zouhou du défunt est retenu au village des morts. La cessation du chagrin est signe que le Zouhou est réincarné. La mort a pris fin, le deuil est terminé et les héri- tiers peuvent donner une fête accompagnée de danses et de liba- tions marquant la fin du deuil. C’est à cette fête que font allusion les militaires ou les employés de l’administration quand ils sollicitent la permission d’aller « faire funérailles » dans leur village. Vérification faite, il s’agit toujours d’un décès remontant à 2, 3 ou 4 mois, donc à un ensevelissement ancien. Le chef européen non prévenu peut supposer que le requérant chercheà le duper. Il n’en est rien. C’est l’expression « faire funéraille » qui prête à confusion. « Faire fin de deuil » serait plus véridique.

P63-64 funérailles, cimetiére

L’ensevelissement proprement dit ne prête à aucune cérémonie particulière. Il revêt même souvent un caractère clandestin.Ceci tient à l’inviolabilité qu’il convient d’assurer aux tombes ; celles-ci sont toujours creusées loin du village, dans les endroits les plus déserts et les moins accessibles de la sylve, là où l’on peut supposer que jamais personne n’ira défricher ou construire. Il n’est dérogé à cette règle que pour les chefs politiques ou reli- gieux dont on tient à ménager l’influence, et qui sont ensevelisà côté de leur case, voire sous l’aire même de celle-ci. Cette pra- tique s’étend dans les familles aux très vieux parents, réputés pour leurs exploits passés, leurs connaissances ou leur sagesse, et qui peuvent être enterrés sous les pierres du foyer. Ces coutumes se heurtent à notre conception du « cimetière » tel que l’administration cherche à le réaliser auprès de chaque agglomération. Il faut bien dire que si l’ensevelissement en forêt déserte ne soulève point d’objection il n’en est pas de même de l’ensevelissement « à domicile », susceptible d’engendrer des épidémies graves et de favoriser des pratiques de nécrophagie ou de magie noire contre lesquelles il ne saurait être pris trop de mesures.

P65 recherche du sorcier, ordalie

Ainsi chez les Guérés et hors les cas de mort violente, le décès est toujours le résultat d’une conjuration : un « sorcier » a pro- voqué la mort du défunt, a fait « mauvais grigri » contre lui. Il importe par suite de découvrir le coupable, le féticheur est chargé de ce soin et y parvient par des incantations appropriées.Le cadavre est promené dans le village sur les épaules de ses proches. La case devant laquelle il les fait arrêter est celle du coupable. Si le prévenu avoue, il est jugé et condamné pour meurtre. S’il nie, il doit subir l’épreuve du bois rouge, ou l’épreuve du poison ; dans le premier cas il lui est injecté sous les paupières le produit de macération d’une écorce rougeâtre, provenant d’un bois appelé Thré et contenant une violente substance toxique. Si le patientperd la vue, c’est qu’il est effectivement le coupable recherché.Dans le second cas, il doit absorber en public un poison préparépar le féticheur. S’il vomit aussitôt après et échappe ainsi aux effets du toxique, c’est qu’il est innocent.

P71 société de charmeurs de serpents

Dans le même village existe une Société de charmeurs de ser- pents avec chef dirigeant les exercices, tam-tam d’accompagne-ment et féticheur propre à conjurer les reptiles. Il convient d’ajouter que ceux-ci sont pour la plupart privés de leurs crocs à venin et sont par suite inoffensifs. Nous n’avons pu connaîtrele but de cette société non plus que la signification de ses exhi- bitions. Il est probable que les Guérés n’en savent rien eux- mêmes. Peut-être y faut-il voir la survivance de très anciennes cérémonies à caractère totémique. Les membres de la Sociéténe doivent jamais tuer le serpent, ils sont par contre immuniséscontre son venin et leur féticheur est détenteur des formulesd’incantation qui permettent de capturer vivants tous les rep- tiles. A l’appel du féticheur le serpent sort de la brousse et vient se rouler de lui-même dans une caisse placée aux pieds de l’opé- rateur cependant que les acolytes frappent du tam-tam et dansent lentement autour de celui-ci. Nous avouons n’avoir pu assister à ce genre de capture, laquelle d’ailleurs doit être effec- tuée en l’absence de toute personne étrangère à la confrérie, ce qui permet des doutes quant à la manière dont on la mène à bonne fin.

P 71-75 Les sociétés de danseurs et masques, hommes panthères, sorciers

Les sociétés de danseurs sont très nombreuses. Elles groupent généralement autour d’un féticheur affublé d’un masque terri- fiant et vêtu d’une épaisse crinoline en fibres, une douzaine d’affi- liés, costumés de manière uniforme et pourvus d’attributs variés : lances, faisceaux de plumes, matchètes, grelots, etc… Les dansesmiment des scènes de chasse, de guerre ou d’amour dont le féticheur est le seul acteur, ses acolytes remplissant en quelquesorte le rôle du chœur antique et soulignant les gestes ou les moments de la parodie. Le masque représente un animal,ancêtre d’une lignée d’animaux et sans doute aussi d’une lignée parallèle d’humains. C’est le père-serpent, le père-buffle, le père-sanglier. Mais il peut figurer aussi le génie des Eaux, la Mère-Brousse, le Feu du Ciel. Il sert alors à des représentations purement religieuses. Dans la série des Masques animaux, le masque de la Mère- Panthère mérite une mention particulière : il n’est jamais pro-duit en public. Il demeure caché dans un asile de la Forêt choisi par les seuls descendants du Fauve. Ceux-ci forment une Sociétésecrète et à certaines époques de la lune, s’identifient avec l’ani- mal originel et doivent à son exemple enlever et dépecer des enfants. Les hommes-panthères sont inconnus de tous. Il arrive qu’ils ignorent eux-mêmes leur redoutable caractère. L’un d’eux, convaincu de meurtre, prétendait à Toulépleu s’être réveilléune belle nuit dans le corps d’une panthère, et avoir inconsciem- ment enlevé puis déchiqueté le corps d’un enfant, son propreneveu, qui dormait à côté de lui dans la case. Acte d’un fou sans doute ou d’un faible influencé par des contes hallucinants. Mais quand il y a crime de plusieurs ? Il faut penser qu’au cours des mystérieuses cérémonies qui les réunissent dans la Forêt, les soi-disant hommes-panthères arri- vent à se suggestionner eux-mêmes et qu’une antique traditionjalousement gardée leur commande à certaines époques des sacrifices humains en l’honneur de leur sauvage divinité. Les victimes sont en effet labourées et démembrées comme par le fauve lui-même, mais ne sont pas mangées. Il y a donc holo- causte et non anthropophagie.Les sorciers et les sorcières forment également des sociétés secrètes. Le lieu de réunion choisi au plus secret de la Forêt voit se dérouler d’étranges cérémonies nocturnes. Rites d’initia-tion des nouveaux adeptes, conjurations, envoûtements, voire actes de cannibalisme en forment sans doute le programme habi- tuel.La confection de ce que nous pourrions appeler « les sorts » y doit tenir également une grande place : ce sont là les « mauvaisgris-gris » faits pour nuire à tel ou tel et devant entraîner les maladies, la mort, la perte du bétail, etc. (1). Il nous a été impossible de recueillir sur ces pratiques aucun témoignage précis pour l’excellente raison que les sorciers en gardent jalousement le secret. Ils ne dévoilent même point leur qualité ce n’est pas pour faire connaître le programme de leurs assemblées et les procédés de leur Magie. (1) Soulignons que ces réunions se font de plus en plus rares, inquié- tées et traquées qu’elles sont par les autorités administratives.

P73 jongleurs d’enfants

Plus accessibles et plus aimables sont les jongleurs d’enfants, véritables troupes de baladins effectuant des tournées pério- diques entre Cavally et Sassandra. Outre l’inévitable tam-tamrythmant les exercices, elles se composent de trois ou quatre jon- gleurs et de fillettes de quatre à sept ans. Les jongleurs se lancentles enfants l’un à l’autre, les font tournoyer autour de leur tête les lancent en l’air et font mine de les recevoir sur la pointe d’un poignard, les balancent au-dessus d’une pierre, que le front de la fillette effleure à chaque fois, comme si l’opérateur lui voulait briser le crâne, etc… Ces exhibitions souvent périlleuses rappel- lent par certains côtés nos jeux de Cirque et sont toujoursimpressionnantes. Elles ne paraissent plus avoir de signification mystique si tant est qu’elles en aient jamais eue. Ce n’est plus que de l’acro-batie non dénuée d’art tant par la valeur des opérateurs que par la beauté plastique des gestes et des attitudes.

P 76 Le poison

La science des poisons est très répandue en pays Guéré, et bien qu’étant l’apanage pour ainsi dire corporatif des féticheurs et surtout des sorciers, elle compte parmi les profanes en matière de sorcellerie ou de magie noire, de redoutables amateurs. Il n’est peut-être pas téméraire d’affirmer que plus de 15 % des décès dus à d’apparentes maladies sont provoqués en ce pays par des manœuvres criminelles. L’ambition, la cupidité ou la vengeance sont les mobiles ordinaires de ces meurtres. Le plus exposé est évidemment le chef, soit qu’un rival aspire à son autorité, soit qu’un héritier s’impatiente de sa longévité, soit enfin qu’une partie de la population soit mécontente de ses décisions ou de sa politique. Soulignons quant à ce dernier cas que certains chefs jeunes, intelligents, énergiques, judicieusementintronisés par l’autorité française ont été condamnés à mort précisément pour la manière trop exacte et trop consciencieuse,au gré de leurs administrés, dont ils comprenaient leur rôle. Hâtons-nous d’avouer que les chefs exécutés pour ce motif furent très peu nombreux, les bons éléments de commandement indigène étant extrêmement rares en pays Guéré. En dehors des chefs proprement dits, les chefs de cases opu- lents, les pères dont plusieurs rivaux se disputent une fille, ces rivaux eux-mêmes et entre eux-mêmes, les maris dont une femmeest lasse ou jalouse, les personnes âgées venant de recevoir un héritage,les gens ayant insulté ou humilié un tiers en public… etc… sont également exposés à décéder un jour après un bref malaise.C’est assez dire qu’en somme il est peu de Guérés qui n’aientà redouter le « mauvais gri-gri » ou le « mauvais riz ». de quel- qu’un. Quand des faits de cette nature parviennent à la connaissancede l’autorité française, il est relativement aisé par une enquêteappropriée de découvrir le coupable, quand ce ne serait qu’en appliquant la formule « chercher d’abord à qui a pu profiterle meurtre ! » Mais encore faut-il que le meurtre soit connu, et surtout prouvé. Or, cette preuve est excessivement délicate à faire. Comme les faits ne sont connus que tardivement l’autopsie ne donne sou- vent aucun résultat. En outre, les Guérés usent de substancestoxiques encore mal connues et ne laissant pas de traces con- vaincantes dans l’organisme. Enfin, les enquêteurs se heurtentde la part de la population à un parti pris déterminé d’ignorance ou de silence : ou bien ceux qui pourraient éclaircir la justice se taisent par crainte de vengeances, ou bien ils redoutent d’être impliqués dans l’affaire à un titre quelconque. La recherchedes témoignages est par suite une tâche très délicate et, malheu-reusement, très souvent vaine. La dénonciation, quand il en survient une, n’est jamais un geste de moralité, mais toujours au contraire un acte de rancune, de vengeance ou de cupidité. Elle est donc suspecte au premier chef et les cas sont innombrables de faux témoignages ou d’accu-sations calomnieuses.

P77-78 l’anthropophagie

L’anthropophagie est indubitablement pratiquée en pays Guéré. Certes la colonisation française l’a réduite à des cas isolés et de plus en plus rares. Les derniers jugements intervenus pour crimes de ce genre remontent à 1931 (Toulépleu) et fin 1932 (Duékoué). Mais dans une région sylvestre de l’étendue de celle-ci, dont les villages se disséminent au long de pistes pré- caires, cachés dans le plus profond de la forêt, dont les popula- tions barbares adonnées aux pires pratiques naturistes sont au surplus baillonnées par la terreur, pouvons-nous affirmer que certaines traditions sanglantes ne se perpétuent pas encore de temps à autre à notre insu ? Non, certes. Il faut admettre le fait quand ce ne serait que pour achever de le traquer. Déjà il est obligé de se terrer dans les asiles secrets de la sylve. Les sectes cannibales même opérant dans le plus complet mystère ne sont plus certaines de n’être point découvertes. Le contrôle des décès, la fréquence et la rigueur des recensements lors des tournéesadministratives rendent malaisé à dissimuler certaines dispari- tions de personnes que ni les registres d’état civil, ni le contrôledes émigrants ne permettent d’affirmer décédées ou parties en voyage. Il y a là un effort à poursuivre et même à intensifier. Le dénombrement inlassable des individus et le développement des voies de pénétration auront vite raison des vestiges de ce qui fut jadis avant la conquête française l’une des coutumes les plus inhumaines de cette région.La question du caractère de l’anthropophagie jadis pratiquée en Forêt de Côte d’Ivoire a été posée. Etait-elle une nécessitéalimentaire ou relevait-elle uniquement d’obligations religieuses,de pratiques rituelles ? Nous ne prétendons pas répondre pour l’ensemble des peuples de cette Colonie. En ce qui concerne uni- quement les Guérés par contre, nous croyons pouvoir conclureau caractère purement rituel de leurs actes d’anthropophagie passés. La forêt en effet a toujours fourni à ses habitants un gibier abondant et varié. Le Guéré sait chasser et piéger. Les singes, les biches, les sangliers, les hippopotames, les bœufs sauvages, les éléphants se rencontrent partout en grand nombre. Les rivières, très nombreuses, sont extrêmement fournies en poissons et l’indigène sait les barrer par des lignes de nasses qui lui procurent sans effort de sa part, des pêches assurées. Une population de densité aussi faible, répartie sur d’aussi vastes domaines ne peut arriver à en épuiser les ressources et n’a point besoin par suite de chasser l’homme pour subsister. Que cer- tains individus ayant goûté à la chair humaine et l’ayant trouvéeparticulièrement savoureuse aient tenté de s’en procurer d’autrepar gourmandise, cela est possible et même certain. C’est l’his- toire du tigre d’Indochine qui ne devient « mangeur d’hommes » que du jour où il a eu l’occasion, étant affamé, d’en dévorer un pour la première fois. Mais pour l’ensemble des Guérés l’anthro-pophagie ne répondait nullement à un besoin impérieux de ravi- taillement carné. Tous les renseignements recueillis concordentau contraire à en faire ressortir le caractère religieux : elle était avant tout un sacrifice humain offert à la puissance que la col- lectivité désirait apaiser ou circonvenir. La consommationn’intervenait qu’ensuite, soit que les assistants s’imaginent s’incorporer l’objet même du sacrifice, soit qu’ils croient entrer par là en communication intime avec la Force sollicitée et en acquérir la puissance d’intervention. Dans certains cas, le san- glant festin pouvait aussi avoir pour but de conférer à ceux qui le partageaient les qualités physiques ou morales de la victime : courageux guerriers, vieillards connus pour leur sagesse, féti- cheurs célèbres par leurs pouvoirs purent ainsi être mangés,dans la conviction d’acquérir ce faisant leur valeur guerrière, leur expérience ou leur science. Au début de notre occupation, les Blancs (auxquels tous les Noirs attribuent des pouvoirs extraordinaires) étaient particulièrement visés à cet égard. Enfin et lors des luttes intestines de jadis, le fait de manger son adversaire pouvait apparaître comme le couronnement d’une vengeance ou la réparation la plus éclatante d’un affront ou d’un tort subis. Autant qu’il nous est permis en définitive d’être renseignés en la matière, nous ne voyons jamais le souci alimen- taire, la privation de viande, jeter les individus de ce pays à la chasse de leurs voisins pour apaiser leur faim. Il vit encore ici des vieillards qui avouent sans fard avoir mangé de l’homme avant l’arrivée des Français. Ils ont une excuse : c’était la cou- tume dans certains cas et les Blancs n’étaient pas encore là pour l’interdire. Il y a d’ailleurs amplement prescription ! Apprivoi-sés par quelque cadeau ils se laissent aller assez volontiers aux confidences (inutile d’ajouter qu’ils ne témoignent d’aucunremords). Eh bien ! aucun de ceux que nous avons pu faire parler ne nous a donné la faim de viande comme excuse. C’était tou- jours, comme nous le disions, cérémonie propitiatoire, recherche des qualités de la victime, acte de vengeance ou acte de guerre.Tous s’accordent pour dire que « c’était bon, surtout le foie »…

P79 la langue guéré : interressant pour un petit texte

1° DÉSIGNATION DES OBJETS.
L’article indéfini tel que nous le connaissons n’existe pas
en langage Guéré. L’objet est désigné par son concept accompagné
soit d’un nombre, soit d’un nom propre, soit d’un qualificatif
suivant qu’il s’agit d’exprimer une idée d’énumération,
de possession, de qualité ou de lieu.
Ainsi, on ne dira pas « la case » mais « une case » ou « case de
Un Tel », ou « Case toute neuve » ou « case située au pied de
tel arbre ».
L’adjectif qualificatif est par contre l’un des auxiliaires les
plus employés de ce langage qui ne procède que par définitions,
il est toujours placé après le nom qu’il détermine.
Ex : koho nemonguiri = riz bon à manger (du bon riz)
koho sehirinemon = riz mauvais à manger (du mauvais riz)

Touhokla = arbre grand (le grand arbre).
Gbou You = maison petite (la petite maison).
Le nombre est marqué, non par une forme spéciale et valable
pour tous cas, mais par les indications : « plusieurs ».
« Plusieurs » = Donhou. Ex : Gbou Douhou Bli = l’endroit
où il y a des cases.
« Peu nombreux » = Seguié. Ex : Gbou Seguié bli = l’endroit
où il y a peu de cases.
« Beaucoup » = Kla. Ex : Gbou kla bli = l’endroit où il y a
beaucoup de cases (le gros village),
ce dernier s’appliquant d’ailleurs aussi bien à l’idée de profusion
qu’à celle de hauteur, de largeur ou d’abondance.
Le genre s’exprime par des noms différents.
Ainsi la biche mâle se dit : gnémi blô
et la biche femelle : gnémi nôn.
Les objets inanimés n’ont point de genre, l’inexistence d’article
oblige d’ailleurs au neutre généralisé.
Somme toute, le Guéré ignore encore la synthèse, les concepts
arbre, maison, fleur, oiseau par exemple lui sont inconnus.
Il ne conçoit que tel arbre déterminé, que telle maison appartenant
à tel individu, que telle fleur de telle plante, que l’oiseau
de tel nom. Ordonner à un Guéré d’aller pêcher «du poisson»
est s’exposer à le voir revenir les mains vides, lui commander
par contre de rapporter telle quantité de tel poisson ayant tel
nom est une certitude de ravitaillement.
2° EXPRESSION DE LA PERSONNALITÉ ET DE LA POSSESSION.
Les Guérés réunissent sous les mêmes vocables ce que nous
appelons pronoms personnels et pronoms possessifs. Chez ce
peuple profondément individualiste comme tous les primitifs
et attaché à de maigres biens dont l’acquêt et la garde exigent
des soucis et des efforts toujours disproportionnés à leur valeur,
les notions de personnes et de propriété sont arrivées à se confondre
au point que le même mot indique indifféremment l’un
ou l’autre.

Ainsi mâ veut-il dire je ou mon. Ex : ma maghi = je marche.
hâ veut-il dire toi ou ton. Ex : ma koho = mon riz.
hô veut-il dire lui ou son
Nous, vous ou eux, notre, votre ou leurs sont désignés par les
mêmes vocables suivis de Douhou Seguié ou « kla » suivant
l’importance du groupe de personnes en cause ou du nombre
d’objets considérés. C’est ainsi que l’on dira :
mâ tamoin’dé ma = je
douhou tdaomuhooinu’ d=e =pl upsaierluerrs nous parlons
hâ tamoin’ de hâ = toi
douhou tamoin’ dé = parler vous parlez
douhou = plusieurs
hô tamoin’ dé hô= eux ils parlent
séguié tasmégouiién ‘d=é p=eu p naorlmerb reux entre quelques-uns.
hô tamoin’dé hô= eux Ils parlent
kla takmla o=in ‘ndoém =b rpeuaxrl er en grande assembée.
ma koho m= âkjoeh o = le riz notre riz douhou douhou = plusieurs
hô koho hô= eux leur riz
séguié sékgohuo ié= = plee uriz nombreux à quelques-uns).
hâg b’ou hâ = toi vos cases
kla kg ‘lab o=u =no mbcraesuex (en grand nombre).
3° EXPRESSION DE L’ACTION.
L’action est exprimée en langage guéré par le verbe. Le
verbe est toujours employé à l’infinitif, à l’exclusion de tout
autre mode.

Ainsi :
je mange se dit moi manger,
tu marches se dit toi marcher,
nous parlons se dit moi parler plusieurs,
vous dormez se dit toi dormir plusieurs.
L’actif et le passif sont toutefois marqués par des tournures
propres, encore qu’assez mal différenciées : l’actif transitif peut
s’exprimer par des phrases du genre suivant :
Panthère capture mouton (Dhi g’bohouin bla)
l’actif intransitif est représenté par contre sous des formes telles
que :
pierre tombe (sohou gaï)
poisson nage (zemien dré)
le passif ne se différencie pas de l’actif transitif : « panthère
capture mouton », peut également vouloir dire mouton capturé
par panthère. C’est à l’interlocuteur de préciser par sa mimique,
l’intonation et l’exposé des circonstances qui est le sujet ou
l’objet. Les temps du verbe s’expriment par un adverbe ou un
adjectif accolés à l’infinitif précisant l’action. C’est ainsi que :
au présent : je marche : moi marcher tout de suite (mâ maghi
adô)
au passé : je marchais : moi marcher fini (mâ maghi goué)
au futur : je marcherai : moi marcher demain (mâ maghi glahi).
Le présent est en somme ce que l’on entreprend au moment
où l’on parle, le passé ce qui est terminé, et le futur ce que l’on
compte faire dès l’aube à venir car chaque jour suffit à sa tâche
et l’on n’entreprend rien de nouveau, le programme d’une journée
une fois rempli.
Le mode impersonnel est connu des Guérés, et ceci n’est point
pour nous surprendre de la part d’une population qui fait une
telle place dans sa vie affective aux forces de la Nature. Mais
ces forces étant personnifiées et invoquées comme de véritables
entités conscientes, il s’ensuit que notre impersonnel rejoint
ici tout simplement l’intransitif ordinaire : Ainsi dit-on :
Nuhui n’daba = eau d’en haut (il pleut).
Mihiro kémaï = soleil très chaud (il fait chaud).

L’interrogatif n’est marqué que par l’intonation donnée à la
phrase. Ainsi :
ha oueï = toi argent (tu as de l’argent) se transforme en
ha ouei ? = toi argent ? (as-tu de l’argent ?).
L’affirmatif est marqué par mâ, mot qui exprime tout autant
la première personne du singulier, que le possessif mon ou une
adhésion analogue au ouagha berbère. C’est en somme et tout
à la fois le je, le moi, le mon et le oui (mais en ce dernier cas
c’est un oui normand qu’il est plus prudent de traduire par
« entendu » ou « peut-être »).
Mâ est en outre la transposition en langage Guéré de nos
auxiliaires être et avoir. Ainsi dit-on :
mâ dé pohâ = je malade = je suis malade,
ou mâ ekoho dé = moi riz acheter — j’ai acheté du riz, ou
encore :
mâ g’béhi kouéhi = je grand fort — je suis grand et fort.
mâ n’bléhinon = moi femme — je suis marié.
étant entendu que selon la personne qui exprime cet état,
il s’agit du mari ou de l’épouse. Un homme qui déclare « moi
femme » peut évidemment surprendre l’européen non averti
qui l’interroge tout autant que « ton père pour moi » signifiant
« mon père » peut dérouter un enquêteur mal préparé aux formes
du langage indigène.
Le négatif est exprimé par l’adjonction d’un terme tel que
amou ou goué signifiant rien ou fini.
Ex : mâ ouei amou = moi argent rien
mâ ouei goué = moi argent fini
pour : je n’ai pas ou je n’ai plus d’argent.
L’impératif puisqu’il nous faut terminer par ce mode est en
langue Guérée extrêmement précis et condensé. Ce n’est pas
pour rien que ce peuple anarchisant mais toutefois soumis à
des dominations d’autant plus rudes que leur rayonnement
était plus restreint, a toujours vécu sous l’emprise de tyranneaux
féticheurs ou guerriers dont les décisions étaient sans
appel.

Veut-on un mouton ?
Eya mâ bla ha = Porter moi mouton toi — Donne-moi ton
mouton. Et il n’est même point besoin d’ajouter adô (tout de
suite ou vite) un ordre étant de par sa nature même immédiatement
exécutable. Adô est superfétatoire à moins que l’on n’ajoute
glahi c’est-à-dire « demain », terme qui autorise toutes les dérobades
en raison de son imprécision (« demain » est en effet la
marque du futur mais il manque de la précision que nous lui
accordons et ne représente pour le Guéré qu’un souci différé
c’est-à-dire un souci inexistant).
4° DÉSIGNATION DES PERSONNES ET DES LIEUX.
En pays Guéré tout comme ailleurs les noms propres dérivent
soit de particularités physiques, soit de qualités morales,
soit des métiers exercés. Les vieilles croyances totémiques y
adjoignent tout un lot de noms venus des animaux ou des choses
de la Nature considérés comme origines de protecteurs de certaines
lignées humaines. Nous nous bornerons à citer ci-dessous
quelques exemples de ces diverses variétés de patronymes,
en ne tenant compte que des plus répandus.
a) Noms de personnes exprimant des particularités physiques
:
Yeyou le petit
néhé dohi drou les grandes oreilles
Tia iriya yo les gros yeux
Gueï kla le grand
guela le vieux
gohaï le j eune
oula le bas
b) Noms de personnes dérivant de qualités morales ou intellectuelles
:
Sré le malin
voho le renfermé (voho indique la
sécheresse)
pohoho le violent (pohoho est le nom
de la tornade)

doni (le doux, (Doni correspond
(le calme à notre adverbe doucement
ou à notre
injonction : attention
dô le vif
le turbulent (de adô, vite)
téhéhi l’intrépide (qualificatif des bons
le vaillant guerriers).
Bion l’autoritaire (Bion en langage
courant signifie le
chef,celui qui commande).
goholo l’astucieux (goholo est le nom
ou l’agile générique du singe).
c) Noms de personnes exprimant des professions :
Koulaï chasseur
Quezzou capteur de serpents
Got’baï batelier
Blahi forgeron
d) Noms de personnes dérivant de noms d’animaux, de
plantes ou de phénomènes naturels :
Les noms de lieux expriment presque toujours une particularité
de site ou d’aspect, particularité marquée par un suffixe
spécial : Ainsi Zon signifiant « au pied de » se retrouve dans les
noms de villages tels que :
Bogoazon = au pied du bogoa (variété d’iroko).
Guézon = au pied de l’iroko.

Koua Guézon = au pied de l’iroko de Koua (Koua étant un
chef enterré à cet endroit).
Zoazon = au pied de la colline.
Quin ou Koué signifiant « au-dessus de » se retrouve dans :
Dokin = sur le mamelon.
Guinkin = qui a la gazelle au-dessus (village protégé par la
gazelle. Tradition totémique).
Pantroquin = au-dessus de Pantro (village bâti là où le chef
Pantro est inhumé).
Duékoué (Douaikoué) = sur le dos de l’éléphant.
Drou « sur le sommet » caractérise des lieux dits tels que :
Douendrou = sur le mont Douen.
Nédrou = sur le fer (sur la colline où l’on trouve du fer).
Troûdrou = sur (la tombe de) Troû.
Tiendrou = sur (la tombe de) Tien.
Aye ou Baye signifiant « campement », « gîte », fournit des
noms de villages tels que :
Nounoubaye = le campement au milieu de la rizière.
Djijoubaye = le campement proche des boeufs sauvages.
Y a signifiant « Cime des arbres » se retrouve dans les désignations
de lieux telles que :
Voya = cime-crête d’oiseau (l’arbre dont la cime ressemble
à une crête d’oiseau).
Goya = cime du gô (variété d’acajou).
Diéya = cime du fromager.
Vôya = cime du palmier à huile.
A ces endroits sans doute dénudés devaient se trouver des
arbres dominant la région et servant de repère aux voyageurs.
Un autre suffixe très courant dans la composition des noms
de lieux est : Bli qui veut dire « propriété de » et que l’on trouve
aussi sous la forme Pleu (dérivé de la langue Yafouba), ou
Glo (terme d’origine Bété).
Ainsi : Bakobli = village du chef Bako
Pehebli = village de Péhé
Toulopleu = village de Toulo
Guiglo = village de Gui.

P 88 contes

L’araignée et la panthère.
(Dicté par Noba Martin, instituteur stagiaire).
Gnon-Sua, le Dieu, veut connaître le plus fort des animaux
Il donne une fête. Tous les animaux viennent. L’araignée et la
panthère, les deux camarades, arrivent les dernières. En chemin,
la panthère dit à l’araignée : « Le jour de la fête, je lutterai
avec toi, comme je suis grande, tu te laisseras tomber, nous
nous partagerons le butin. L’araignée accepte. Arrivée au village,
elle va trouver le rat et lui dit : « Frère rat, je voile souvent
tes terriers avec ma toile. A ton tour de m’aider. Tu vas creuser
le terrain de la lutte ». Le rat part et se met au travail. Il gratte,
il creuse partout avant le jour.
Le jour de la lutte arrive. Les éléphants, les biches, les singes
les rats luttent. La panthère se lève. L’araignée se présente.
Tout le monde éclate de rire. La lutte commence. La panthère
trébuche. Elle tombe. Les spectateurs applaudissent. L’araignée
gagne le premier prix. La panthère se relève, grogne, fuit.
Elle veut se venger. Quelques jours après, elle se transforme
en fille. Elle voyage. Elle arrive chez l’araignée. L’araignée
est contente. Elle renvoie ses femmes et garde la nouvelle
arrivée. La nuit venue, la fille reprend la forme de la panthère,
écrase l’araignée, brise le battant de la porte, fuit dans la forêt.
Celui qui se croit plus malin que tout le monde rencontre
souvent un plus rusé que lui.

L’éléphant et le cabri.
(Dicté par Ouezzou, interprète à Guiglo).
Un jour le Dieu a donné un morceau de viande au cabri et un
morceau de viande à l’éléphant. Les deux animaux se sont mis
sur une roche pour manger. Ils mangent. L’éléphant finit sa
part. Il demande au cabri : « que manges-tu encore ? » Je mange
la roche sur laquelle nous sommes assis. Dès que j’aurais fini
cela je te mangerai. L’éléphant se dit : un petit animal qui
mange une roche dure peut me manger aussi. Effrayé, il se
sauve dans la forêt voisine et ne revient plus. Depuis ce temps
l’éléphant a toujours peur du cabri. Les Guérés surveillent
leurs plantations en criant comme des cabris.
Le singe et la tortue.
(Dicté par N’Guessan, instituteur stagiaire à Toulépleu).
Le singe et la tortue sont camarades. Le singe va rendre
visite à la tortue. La femme de celle-ci prépare un grand plat
de riz. Les deux camarades se lavent les mains. La tortue goûte.
Le singe s’approche. Il veut manger. Il se gratte, des poux se
collent à ses ongles, la tortue lui dit : « Tes mains sont sales »
Le singe se relave les mains. Il les frotte, les savonne, les
taches noires ne disparaissent pas. La tortue se régale. Le singe
retourne chez lui. Le lendemain, il invite la tortue à dîner. Il place
les mets sur une souche élevée. Il grimpe. Il appelle la tortue.
Elle s’avance, elle veut grimper comme le singe et atteindre
le sommet de la souche. Elle saute, elle s’accroche, elle retombe
par terre. Le singe se régale, descend et dit : « Camarade tortue,
le trompeur est souvent trompé ».
Le coq et le coucou.
(Dicté par N’Guessan, instituteur à Toulépleu).
Autrefois tous les oiseaux vivaient dans la brousse.
Un jour, une des femmes du Dieu est morte. Les habitants
du village ont voulu l’enterrer pendant la nuit. Le Dieu a refusé. On fut obligé de rester auprès du cadavre toute la nuit.
Le Dieu voyant que les assistants s’ennuient dit : « Faites venir
les oiseaux. Ils chantent toujours au lever du soleil ».
On appela les oiseaux. Chaque oiseau fit ce qu’il put. Le
jour n’apparut pas. Le coucou s’approcha et chanta trois fois.
Au quatrième chant l’aube commença. Mais ce n’était pas bien
apparent. Le Dieu mit le coucou à côté de lui et fit venir le coq.
Le coq chanta une fois. Au deuxième chant le soleil apparut.
On fit l’enterrement. Le Dieu renvoya le coucou dans la brousse
pour annoncer le lever du soleil aux animaux sauvages. Il
garda le coq au village pour servir de réveil aux hommes.
Depuis ce temps on immole des poulets aux défunts pour
leur servir dans le tertre.

CONTE D’ORIGINE DIOULA D’ODIENNÉ.
L’hyène et le lièvre.
(Dicté par Beugré, interprète à Guiglo).
Le lièvre tend des pièges. Il attrape souvent des animaux.
L’hyène le voit. Elle le suit clandestinement. Le lièvre regarde
ses pièges. L’hyène se cache. Elle observe. Le lièvre défait
l’animal pris. Il retourne au logis. Le lendemain l’hyène devance
le lièvre. Elle trouve une biche en piège. Elle la mange. Le
lièvre arrive. Il ne voit rien. Mais il remarque que son piège a
saisi un animal. Il observe, scrute, il reconnaît l’empreinte
des pattes de l’hyène. Il replace le piège, retourne chez lui. Il
extrait de la glu, il la modèle, la façonne en forme d’une fillette
et va la placer près du piège. L’hyène revient. Elle voit la statuette
et un animal en piège. Elle crie. La statuette ne bouge
pas. D’un bond, l’hyène se jette sur le piège, croque l’animal,
insulte la statuette. Rien ne remue. L’hyène se met en colère.
Elle grogne, recule, s’approche, tape la statuette avec la patte
droite de devant. Sa patte se colle à la glu. Lâche ma patte ou
je te frappe plus fort. La patte ne se décolle pas. L’hyène devient
furieuse. De toutes ses forces, elle enfonce sa patte gauche de
devant dans la glu. Elle rue, ses membres postérieurs s’adhèrent.
L’hyène se débat, se tord, grogne plus fort. Elle ne se détache

pas. Le lièvre revient. Il reconnaît l’hyène. Il dit : « Te voilà
prise grosse friponne ». Ne m’insulte pas voisin lièvre. Je ne
vole jamais ton gibier. C’est cette sotte fille qui te vole. J’ai
voulu l’arrêter. Elle m’a saisi tous les membres. Eh bien ! dit le
lièvre, frappe la voleuse avec ta tête. L’hyène obéit. Sa tête se
colle davantage. Le lièvre prend un bâton, frappe l’hyène à son
aise, se sauve et va se cacher sous un buisson.
L’hyène grogne plus fort. Sa voix devient rauque. Le soleil
brille. La glu se fond. L’hyène se détache. Elle se repose. Dispose,
elle se met à la recherche du lièvre. Elle ne le retrouve pas. Elle
pleure : houn ! houn ! houn.

Comment la tortue s’enrichit.
(Dicté par Médy, interprète à Toulépleu).
La tortue mâle souffrait de sa pauvreté. Une nuit, elle demanda
à sa femme comment il fallait opérer pour trouver de
l’argent. Sa femme lui répondit que pour s’enrichir sans travailler
il suffisait d’emprunter à diverses personnes et de s’arranger
pour que celles-ci ne puissent vous réclamer leur dû.
Après maintes réflexions, la tortue alla trouver un grain de
maïs, lui emprunta une somme de 1.000 cauris (1) et lui demanda
de venir se faire rembourser huit jours après. Puis elle
se rendit chez le coq, lui emprunta la même somme et lui fixa
le même rendez-vous. Elle fit successivement de même avec le
chat, le chat-tigre, la panthère, un chasseur, un sorcier, un
arbre à bois rouge, le feu, et enfin la pluie.
Après avoir obtenu de toutes ces personnes riches les prêts
qu’elle sollicitait, la tortue rentra tranquillement chez elle et
prépara sa salle à manger de telle sorte que chacun de ses débiteurs
y tombe dans un piège approprié au jour où il viendrait
réclamer son dû.
Le jour fixé arriva. Tous les débiteurs se présentèrent ainsi
que l’avait fixé la tortue. Le premier fut le grain de maïs. La
tortue engagea une longue conversation avec lui jusqu’à l’arrivée
du coq. Le grain de maïs s’empressa alors de se cacher
(1) Cauri : petit coquillage qui servait autrefois de monnaie.

dans un tas d’ordures. Mais le coq s’empressant de gratter dans
le tas découvrit le grain de maïs et l’avala. Le chat se présenta
sur ces entrefaits et apercevant le coq se jeta sur lui et le dévora.
Le chat-tigre à son tour pénétra dans la salle et apercevant le
chat son ennemi bondit dessus et le tua. La panthère arrive
majestueusement, trouve le chat-tigre en train de se repaître
des restes du chat et le dévore incontinent. Le chasseur survient
alors et voyant la panthère dans la maison s’empresse de la
tuer; mais il est à son tour mis à mort par le sorcier qui lui
jette un mauvais gri-gri. Le bois rouge à son tour se présentant
pour réclamer son dû aperçoit le sorcier et le fait mourir. Enfin,
le feu surprenant le bois rouge le réduit en cendres jusqu’à ce
que la pluie survenant arrose le feu copieusement et le réduit
à néant. La tortue remboursa la pluie de ce qu’elle lui avait
prêté mais garda l’argent de tous les autres débiteurs et fut
ainsi riche à peu de frais.

P 96 A méditer

Certes, nous nous trouverons parfois en présence de faits sociaux
(tels que la polygamie ou la mise en gage d’individus par
exemple) qui choqueront d’office nos conceptions les plus élémentaires
de la morale et du Droit.
Il nous appartiendra alors de nous souvenir que nous nous
trouvons en présence de populations très primitives, d’apprécier
jusqu’à quel point ces moeurs qui furent à l’origine de notre
propre civilisation sont encore excusables ici, et sans prétendre
rénover brutalement une Société très éloignée de nos conceptions,
d’apporter dans le cadre même de ses lois encore informes
un peu plus de Justice, et d’Humanité.
Le sort des femmes devra surtout retenir notre attention
puisque c’est en définitive le plus misérable, ainsi que dans
beaucoup de sociétés primitives, la femme n’est dans la société
guérée qu’un objet d’échanges, un instrument de reproduction
et une main-d’oeuvre. Or, si elle est valeur marchande appréciée
et bête de somme courageuse, elle est lé plus souvent mère de
famille déplorable, non par manque d’instinct maternel, mais
par ignorance des principes les plus élémentaires d’hygiène

infantile… La mortalité est effrayante, le dressage des survivants
effarant…
Or, selon une parole célèbre « c’est sur les genoux des femmes
que l’on éduque une race », et les législations les plus compliquées
ne prévaudront jamais contre ce grand fait d’expérience
humaine et de progrès social.

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