Gnon-Sua, Dieu des Guérés
Moeurs et croyance d’une peuplade primitive de la Forêt Vierge/ J. Boulnois, Date d’édition : 1933, 132 pages, Collection de L’Ancre publiée sous le patronage du « Journal des Coloniaux et l’Armée Coloniale réunis »
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3347138c/f16.item.texteImage
Une des premières monographies sur les guérés avec celle de Viard. L’auteur a travaillé à Guiglo, Duékoué, Toulepleu. Se fondant sur ses observations du peuple des Guérés de Côte d’Ivoire, Jean Boulnois soutient ici la thèse de l’uniformité des croyances et des superstitions humaines. Le monothéisme des guérés lui sert d’argument pour défendre la croyance en Dieu, qui existerai donc même chez les « peuplades primitives ». Mais que signifie « croire » et « Dieu », pour un francais et pour un guéré de 1930, il ne le dit pas.
P11 motivation de son étude
Cette conception du Dieu chrétien, nous la consi-
dérons parfaite et au stade final de l’évolution reli-
gieuse, si parfaite, qu’elle a pris pour nos théolo-
giens, le caractère sacré et l’absoluité d’une révéla-
tion que nous devons au Messie.
Et l’on croit en général, que nos noirs d’Afrique
sont encore au stade fétichiste de l’évolution reli-
gieuse.
Il m’a été donné d’étudier une des peuplades (1)
les plus primitives de la Côte d’Ivoire : la peuplade
des Guérés. Il se trouve que les Guérés qui, nous
tenterons de le démontrer, n’ont pu subir
d’influence religieuse ni chrétienne ni musulmane
n’en croient pas moins, tout comme nous, à un Dieu
unique, immatériel, universel, créateur de l’univers.
Mieux encore, voilà que les détails les plus imprévus
de la croyance de ces Guérés sont fréquemment
superposables aux nôtres comme, par exemple, la
croyance en l’eau purificatrice, en un Paradis, un
Purgatoire, un Enfer.
P13 GENERALITES SUR LES GUERES
Les Guérés sont au nombre de 50 ou 60.000 tout
au plus, et encore si nous comptons les sujets de
race (1) guérée vivant sur le territoire de la Libéria.
Ils viendraient de l’est. Leurs griots le préten-
dent. Il faut dire que les indigènes des peuplades
diverses de la Côte d’Ivoire (et il y a une trentaine
de ces peuplades) prétendent venir de l’est
comme si la marche du soleil leur avait indiqué la
direction. Ils se sont établis depuis sans doute fort
longtemps (2) dans cette portion de forêt vierge
comprise entre le cours moyen du fleuve Cavally et
(1) Le mot « race » sera souvent employé dans le sens de
« type ethnographique se rapportant à une peuplade ». Nous
ne l’employons pas dans un sens anthropologique .
presque toute la longueur de la rivière N’Zo, affluent du fleuve Sassandra.
P16
Enfin les Dioullas eussent craint, et à juste
raison, d’être tués et mangés par les Guérés. Beau-
coup le craignent encore aujourd’hui et ne s’aven-
turent jamais qu’accompagnés et armés par les
pistes de la forêt guérée, loin des centres adminis-
tratifs. Guérés et Dioullas s’accordent à dire que ces
derniers ne sont venus s’implanter dans le pays (où
ils se trouvent d’ailleurs fort peu nombreux) que
depuis la domination des Français ; or les Français
n’ont guère occupé le pays que depuis 1912 ou 1913.
Cette pénétration, pacifique, est notre dernière
conquête en Côte d’Ivoire.
Si la tradition ne relate pas d’aventures guer-
rières avec les peuplades « Bété » à l’est et « Krou »
au sud, on conçoit aisément qu’il n’ait pu en être
autrement. En effet Bétés et Krous vivent dans les
mêmes conditions que les Guérés. Ils habitent une
portion de forêt aussi ingrate où ils ne cultivent ni
plus ni moins de produits vivriers. Ils n’ont pu exci-
ter les convoitises des Guérés et, inversement, ceux-là n’ont pas dû exciter les leurs.
Il n’en fut pas de même, comme nous l’avons
déjà dit, avec les races du Nord. L’histoire relate
qu’en bordure du pays guéré, de multiples mais
courtes incursions ont conduit les Guérés à se battre
et se mêler avec les Dans et cela pour deux raisons :
d’abord, à cette latitude, la forêt, moins dense, per-
met de se déplacer plus aisément ; d’autre part, dans
cette forêt claire et à la latitude où habitent les
Dans, les animaux domestiques de la savane ont pu
être acclimatés. Les Guérés ne possédant pas de
troupeaux, furent tentés par ces richesses. Il ne
semble pas cependant que leurs luttes avec les Dans
aient été motivées par le besoin de viande, car si les
bœufs, vaches, moutons ne peuvent vivre dans la
forêt vierge, en revanche le gibier abonde, depuis
le singe et l’antilope jusqu’à l’hippopotame et l’élé-
phant, que l’indigène avec ses flèches et ses pièges
sait chasser habilement. Au dire des indigènes qui
ont participé à ces guerres, avant l’arrivée des
Blancs ; il s’agissait le plus souvent de s’emparer
des récoltes de riz du pays voisin, de capturer des
esclaves, de régler un conflit. Par ces incursions, les
Guérés de la bordure nord de la forêt s’étant mêlés
avec les Dans, ont formé une peuplade métissée : les
Ouabés. Ces Ouabés ont peu voyagé par contre
vers la forêt dense.
P18 Guerre Zagné-Duékoué
Ainsi, il y a quelques vingt ans ; le canton de
Zagué faisait une guerre sans merci à celui de
Duékoué. En outre des haines à assouvir suscitées
par des questions de mariage entre les indigènes des
deux cantons, il y avait à Duékoué de jolies femmes
à prendre, des esclaves à capturer.
C’est alors que Dôo, dont le fils vit encore et
porte sur son visage, au dire des noirs, tant de
beauté et de noblesse que nul ne l’égale, sinon son
père défunt, Dôo guerroyait en Libéria de l’autre
côté de la Nuon. Un gri-gri puissant qui avait fait
ses preuves au cours de nombreuses guerres anté-
rieures, le rendait invulnérable et invincible. Enfin
il était « panthère » et, blessé à mort par une flèche
empoisonnée, il se fit reporter à son village de Dôo
pour y mourir, comme la panthère retourne à son
taillis, lorsqu’elle sent venir la fin.
P19 Origine des guérés
Quelles sont les origines de ces Guérés P
Leur tradition rapporte qu’ils auraient formé au
commencement un même clan vers l’est. De quelle
souche ethnographique se détachaient-ils P On
l’ignore. Il est certain en tout cas que du point de
vue anthropologique, ils ressemblent assez peu aux
noirs de l’est de la Côte d’Ivoire (1) : Baoulés,
Ebriés, Abés, Agnis, etc…, qui sont des branches
de la grande race des « Achantis » et qui, repoussés
peut-être, par d’autres races plus orientales encore,
ont dû chasser, dans leurs migrations, les peuplades
de la forêt, établies aujourd’hui à l’ouest de la Côte
d’Ivoire. Les Guérés habitent certainement depuis
très longtemps le pays qu’ils occupent encore
aujourd’hui. Il est d’ailleurs curieux de constater
combien de races différentes se côtoient dans la
forêt. Là, des populations ne dépassant pas 60 à
100.000 âmes, et occupant des espaces de forêt à
peine plus vastes que la superficie d’un de nos
départements français, paraissent constituer une
peuplade nettement différenciée quant aux carac-
tères ethnographiques et surtout quant à la langue.
P20-21 Négrilles, pygmées
Quelques types, très rares, il faut dire, parmi les Guérés, ont
les caractères des Négrilles. Une étude approfondie sur ces quelques Guérés de taille anormalement
petite, aux membres inférieurs très courts,
aux membres supérieurs en revanche relativement
longs, au torse exagérément développé non seulement
par rapport à leur taille réduite mais aussi par
rapport aux proportions d’un indigène normal, au
système pileux très abondant, reste à faire. De tous
les noirs de la Côte d’Ivoire, certains Guérés nous
ont paru ceux qui par leurs proportions, l’abondance
de leur barbe et de leur moustache se rapprochent
le plus des Négrilles.
P21 Origine de Touleupleu et Tagnon
Une légende conte l’origine des Guérés ; de
nombreux récits, assez divers, rapportent leurs
migrations primitives, de vagues bribes de leur
histoire, sans doute très déformée. Tous s’accordent
sur quelques points : leur provenance de l’est,
leur sédentarité dans le pays qu’ils occupent, la
légende de l’ancêtre Tagnon.
« L’ancêtre à qui, tous les trois ans, avant l’arrivée
des Blancs, on sacrifiait des bêtes et même des captifs,
avait eu de nombreux enfants de la femme que
Dieu créa à ses côtés. Cela se passait dans la forêt,
loin vers l’est. Tagnon, un jour, commanda à ses
enfants de se disperser dans la forêt et de chercher
à s’y marier à des gens d’autres races. Tagnon ne
voulait pas de mariages consanguins (1). Les
enfants cherchèrent de longues années, puis les
frères finirent par rencontrer les soeurs. Trop vieillis,
ils ne se reconnurent pas et, ignorant leur père
commun, se marièrent, créèrent une famille, fondèrent
un village. La même recherche du mariage se
reproduisit pendant quelques générations et dans les
mêmes conditions, le village de Tagnon : Béoué,
grandit. Ainsi firent souche les premiers Guérés. »
Au bout de plusieurs générations, les Guérés
étaient nombreux. Bientôt ils émigrèrent vers
l’ouest. Rien dans la tradition ne rapporte qu’ils
aient émigré, poussés devant eux par d’autres peuplades.
Toutes les légendes, diverses dans les détails,
s’accordent à attribuer cette migration à une querelle
intestine, dont la conséquence fut qu’une partie
des Guérés chassa l’autre vers l’ouest. Ils abandonnèrent
donc ensemble leur pays d’origine, le
pays de l’ancêtre. Voici une de ces légendes :
« Avant, « Toulépleu » s’appelait « Béoué » (1).
Les gens qui habitent « Nidrou » aujourd’hui se
trouvaient alors à Béoué avec les gens qui, maintenant,
habitent « Bakoubli ». Les gens de Nidrou
avaient un taureau qu’ils appelaient « Zaouyé »,
ceux de Bakoubli possédaient eux aussi un taureau
et ils l’appelaient « Kalouyé ». Les deux bêtes
s’étaient battues, l’une avait cassé les pattes de
l’autre. Il y eut palabre. Les propriétaires se battirent
à leur tour, chacun pour leur taureau. Les
gens de Nidrou chassèrent les vaincus de Béoué et
les repoussèrent en Libéria. Au lieu de revenir à
Béoué, les vainqueurs demeurèrent en deçà du
Cavally et fondèrent Nidrou ». Il restait des Guérés
à Béoué et ils étaient trop nombreux. Ils ne parvenaient
pas à cultiver assez de lougans pour se nourrir
tous et songeaient avec envie à ceux qui
avaient déjà quitté le village. L’un des habitants,
Flandio, dit un jour : « Je pars en voyage ». Il partit
vers l’ouest, après avoir consulté le Féticheur.
« Nous sommes trop de monde à Béoué », dit-il.
Nous voulons faire un autre village. Je suis venu te
demander conseil. Il faut, dit le Féticheur, que tu
marches sans arrêt, sans manger ni dormir, en suivant
la direction du soleil, jusqu’à ce que tu voies
un arbre sans feuilles au sommet duquel brillera
une flamme. Là, devra être reconstruit Béoué. Avant
de retourner chercher les gens de ton village, tu
pourras te reposer et dormir au pied de l’arbre
toute la nuit. « C’est à cet endroit que les gens de
Béoué vinrent bâtir Toulépleu (1) ».
(1) « Toulépleu » chef-lieu de subdivision à la frontière de
l a République de Libéria dans le cercle de Guiglo. Ce nom
de « Toulépleu » est un nom de consonnance yacouba. Au
début de la pénétration des Français, un interprète yacouba
déforma le nom guéré : Toulobli (de « Bli » qui signifie
« village » en guéré et de « toulo » qui est un nom propre.
P29 anthropophagie, mythe chez les romanciers
On a parfois avancé dans les milieux coloniaux
que l’anthropophagie de certaines races noires était
due pour une part à l’absence d’animaux domestiques
dans la forêt. Si cette assertion se vérifie peut
être pour les indigènes de la brousse australienne et
de certaines contrées du Pacifique, elle n’offre aucun
fondement quant aux noirs de la forêt africaine.
L’anthropophagie existe réellement. Elle nous a
paru un fait rare. La seule preuve patente que nous
en apporterons sera tirée des jugements du 2 degré,
d’où il résulte deux faits certains :
1° Presque toujours semble-t-il (et toujours
d’après ces jugements qui ne résument pas la totalité des cas) le cannibalisme a été la perpétration
d’un commandement de sorcier.
2° D’après les aveux des mangeurs d’homme,
recueillis au cours de ces jugements, la chair
humaine, le foie surtout, a pu être fort appréciée du
point de vue gastronomique par certains noirs.
Comme par ailleurs, nous avons noté le goût de la
totalité des noirs guérés pour les viandes pourries
(1), certaines larves ou les termites, nous pouvons
affirmer que la manducation est d’autant plus facilitée
que le noir n’a pas la répulsion qu’ont les
blancs à l’égard de certaines chairs, et que les noirs,
aiment par gourmandise la viande quelle qu’elle
soit.
De là à affirmer que par excès de gourmandise
pour la chair humaine, d’une part, et que, par privation
de viande, d’autre part, tous les noirs sont
naturellement enclins à l’anthropophagie, il y a
loin. Des auteurs de romans coloniaux ont trop
abusé de récits de cannibalisme où ils n’hésitent
pas à nous donner des détails de recette culinaire
comme dans un livre récemment paru sur les Guérés.
L’auteur y ferait pendre l’administrateur du
cercle si on avait la naïveté de le croire.
Ces romans, avides d’exciter la curiosité du lecteur, exploitant les idées erronées que le lecteur
métropolitain a en général du noir d’Afrique, ces
romans écrits par des auteurs qui n’ont séjourné
que quelques semaines à la colonie ne sont oeuvre
que d’imagination.
Nous pouvons supposer que (moins cannibales en
cela que n’ont été les Caraïbes), les noirs, au
moment des grandes famines ont pu se nourrir
d’ennemis, d’esclaves et même guerroyer dans ce
but. Nous pouvons affirmer que les exigences de
sorcellerie ont fourni des cas certains, et que nous
avons relatés, de cannibalisme, mais nous insistons
sur ce point : aussi loin que nous ayions pu pousser
notre enquête, nous n’avons vu dans l’anthropophagie
qu’un fait relativement rare, rencontré dans
des circonstances anormales et accidentelles.
P44 peinture moche, sculpture horrible
Les dessins colorés qu’ils aiment à tracer sur les
murs blancs des cases se bornent à des figures géométriques sans aucun art. Très rarement ils dessinent
des animaux ou des hommes. Ces essais dénotent
une absence presque complète d’observation
ou de talent, et sont un paradoxe chez ces noirs
par ailleurs si finement observateurs.
Ils ne connaissent que quelques colorants, le
blanc du kaolin, le noir des tourbière et des
cendres, l’ocre rouge, le vert de certaines feuilles
hachées, les couleurs brunes ou jaunes des excréments.
Au fond, dans ses dessins, le Guéré n’imite pas,
il schématise de mémoire. Ce sont bien là les caractères
des dessins d’enfants (1).
Mais, tandis qu’à l’âge du Bronze et même aux
époques très antérieures de la préhistoire, tout,
dans l’art de nos ancêtres primitifs, trahissait leur
religion et leur mysticisme, rien, au contraire, dans
l’art rudimentaire des Guérés, ne trahit leur
croyance dans le surnaturel, leur religion, sauf
peut-être leurs masques et leurs statuettes de bois
noir, bariolé, à l’aspect horrible, représentant la
face de quelque sorcier.
P46 musique et danse
L e u r s i n s t r u m e n t s de m u s i q u e s o n t p l u s r u d i –
m e n t a i r e s que ceux de la p l u p a r t des a u t r e s n o i r s .
Ils n e c o n n a i s s e n t pas le « balafon ». L e u r i n s t r u –
m e n t h a b i t u e l est une sorte de g u i t a r e d o n t la caisse
de r é s o n a n c e e s t c o n s t i t u é e p a r une calebasse où
q u a t r e p e t i t e s lamelles de bois, fixées p a r de m e n u e s
lianes, v i b r e n t en r e n d a n t q u a t r e notes différentes.
P a r f o i s les lamelles s o n t remplacées p a r t r o i s cordes
t e n d u e s s u r u n m a n c h e de bois. Cet i n s t r u m e n t prim
i t i f p o r t e le n o m s u g g e s t i f de « Baong-Lagon ». Il
est assez c o m m u n en Afrique.
E n r e v a n c h e , comme t o u s les a u t r e s n o i r s , les
G u é r é s c o n n a i s s e n t le c h a n t et la danse, avec
l ‘ a c c o m p a g n e m e n t du t a m – t a m .
L e u r s mélodies très courtes s o n t t o u j o u r s d a n s le
m o d e m i n e u r e t p r o c è d e n t d ‘ u n e g a m m e é v o l u a n t
comme celle de c h a n t s anciens, p a r seconde m a j e u r e
et tierce m i n e u r e , r a r e m e n t p a r seconde m i n e u r e .
S o u v e n t ces airs s o n t improvisés s u r des paroles
improvisées et p l u s i e u r s fois répétées. Les airs
et les paroles sont c o n n u s et c o n s t i t u e n t de vérit
a b l e s c h a n t s p o p u l a i r e s , a b o n d a n t dans le folk-lore
guéré. Ils ne connaissent pas les choeurs à plusieurs
voix, et n’ont par conséquent aucun soupçon de
l’harmonie (au contraire de certaines peuplades).
Cependant, si la musique des Guérés semble
n’avoir pas dépassé de beaucoup le stade du rythme
et de la danse (et s’il est vrai que le rythme et la
danse sont à l’origine de la musique), les noirs, en
séjournant à cette étape que la musique européenne
a franchi sans s’y arrêter longtemps, ont su perfectionner
d’une manière prodigieuse leur science du
rythme. En effet non seulement les différents
rythmes du tam-tam (auxquels toutes les figures de
danses sont merveilleusement adaptées) montrent
une richesse illimitée dans la variété, mais encore
ces rythmes contiennent des éléments relativement
savants pour une oreille européenne : des contretemps,
des syncopes. Les Guérés se jouent de
ces difficultés et les multiplient à plaisir dans leurs
danses. Les enfants noirs s’adaptent sans aucune
peine à ces rythmes compliqués et souvent très
rapides ; et nous avons même vu un bébé de dixhuit
mois esquisser tout seul devant la case paternelle
quelques pas de danse fort bien rythmés, pendant
que ses aînés dansaient un peu plus loin au son
du tam-tam.
P47 medecine, lépre
Leurs connaissances médicales sont un mélange
curieux d’empirisme et de superstitions témoignant
de l’impossibilité pour l’esprit africain de délimiter
le naturel et le surnaturel. Ainsi les Guérés de la
région de Toulépleu savent soigner la lèpre avec
une macération de l’écorce d ‘une certaine plante (1).
Pendant que ce médicament semble agir réellement,
l’indigène pense qu’il ne pourrait guérir s’il ne
s’abstenait de viande et de prononcer la moindre
parole en détachant l’écorce, s’il goûtait à certains
aliments comme le poisson grillé, etc…
Ils connaissent la contagiosité de certaines maladies,
puisque des mesures littéralement draconniennes
d’isolement sont mises en vigueur, depuis
longtemps, par les Guérés de Toulépleu contre les
lépreux dont ils ont su dépister le mal au début. Ces
malheureux ont été contraints de quitter femmes et
enfants, de vivre à l’écart dans une case isolée à distance
du village où leurs enfants, jamais un adulte
(les Guérés pensent que ces derniers sont plus accessibles
à la contagion) leur apportent à manger. Le
lépreux ne doit sous aucun prétexte s’approcher de
qui que ce soit. Il ne peut se baigner au marigot
commun ni assister aux tam-tams du village. Il ne
peut posséder d’animaux domestiques. S’il voyage,
il lui est ordonné de ne jamais entrer dans les villages
mais de les contourner. Pendant sa maladie,
sa femme ou ses femmes reviennent à son frère ou
(1) Cynometra Vogélii déterminée par le Professeur A. Chevallier
au cours de son passage à Guiglo en 1931. — Revue
de Botanique Appliquée et d’Agriculture Tropicale. — Juin
1932. => note wobebli Cynometra vogelii Hook.f. est un arbre de petite taille atteignant 10(–20) m de haut, à fût jusqu’à 100 cm de diamètre, présent du Sénégal jusqu’au Nigeria. On utilise son bois dur, brun rougeâtre, pour fabriquer localement des manches d’outils, et comme bois de feu. Le feuillage sert à nourrir le bétail. Les graines seraient comestibles.
à son oncle qui héritera aussi de la dot de ses filles.
S’il guérit, même au bout de très longues années,
ou qu’il soit considéré comme tel, il recouvre ses
femmes, ses propriétés et ses droits. J’ai vu à Toulépleu
trois lépreux qui m’ont paru guéris. Leurs
ulcères étaient cicatrisés depuis plusieurs années,
toutes douleurs disparues. La sensibilité cutanée
était demeurée abolie, les déformations atrophiques
des membres, très prononcées témoignaient d’un
mal qui avait été aigu. Ils avaient suivi leur traitement
pendant plusieurs années.
P52 contes
Voici, par exemple, une fable guérée qui ressemble
étonnamment, quant au fond, à la fable de
La Fontaine « Le Renard et les raisins ». Cette fable
me fut rapportée à diverses reprises par des enfants
différents.
LA POULE ET LA CIGALE (1)
La poule a toujours aimé à manger des cigales.
Alors elle court après la cigale, mais elle ne peut
l’attraper. Elle lui dit :
— Que tu sens mauvais ! Et tu crois que je voudrais
te manger ?
Bien sûr, dit la cigale, que tu me mangerais, si tu
pouvais, mais tu m’insultes parce que tu ne peux
m’attraper.
— Tu crois P dit la poule, Cot, Cot, Cot, ce n’est
pas vrai, c’est toi qui as honte de sentir si mauvais.
Voici une autre fable qui, elle, rappelle « Le
Renard et la Cigogne ».
LE SINGE ET LA TORTUE
Le singe et la tortue sont deux amis. Un matin, la
tortue dit au singe :
— Singe, demain tu viendras manger avec moi.
Le lendemain matin arrive le singe. La femme de
la tortue a préparé à manger. La tortue se lave les
mains. Ses mains sont propres. Elle dit au singe :
— Lave-toi les mains, que nous mangions.
Le singe se lave les mains, mais ses mains restent
noires.
— Pourquoi as-tu les mains sales P dit la tortue,
je veux que tes mains soient propres quand tu
manges avec moi.
Et la tortue finit par tout manger pendant que
le singe lave encore ses mains qui restent noires.
Le singe ne dit mot, mais le lendemain, il dit à la
tortue :
— Tortue, il faut venir manger avec moi aujourd’hui
La tortue arrive. Il lui souhaite le bonjour. La
femme du singe a préparé le repas. Le singe grimpe
dans un arbre et dit à la tortue :
— Viens manger.
La tortue ne peut monter.
— Tortue, tu es paresseuse, dit le singe, viens
donc manger.
Le singe mangea tout le repas aux yeux de la
tortue affamée, et se vengea.