La mission Hostains-d’Ollone

La mission Hostains-d’Ollone

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En 1899, deux officiers francais, Jean Hostains et Henri d’Ollone, ainsi que vingt tirailleurs originaires du Soudan français, qui deviendra la République du Mali, mènent une mission de reconnaissance du cours du fleuve Cavally dans le but d’établir la frontière entre la Côte d’Ivoire et le Liberia. Cette expédition traverse les pays Bakwé de Côte d’Ivoire, Sapo du Libéria, Khran (Wè du Libéria), Wè de Toulepleu, Dan de Côte d’Ivoire.

C’est un témoignage tout à fait extraordinaire car les peuples de l’intérieur n’avaient jamais été visités par les européens et étaient très mal connus des peuples de la côte comme les Krou et les Bakwé.

Le livre racontant l’expédition a été publié pour le grand public de l’époque. Il est donc très lisible, plein d’anecdotes et de personnages attachants. C’est, bien sur, un texte à la gloire de la France, de la colonisation et de l’armée.

P33 A Diutou, chez les Nénés membres de la conféderation Tabétouos, prés de Roc-Bereby sur la cote

Le lendemain a lieu le palabre. Devant tous les hommes des environs, nous offrons solennellement à Kapé Yékiréun superbe chapeau d’amiral, comme au plus grand chef du pays. Hostains explique ensuite notre but : nos frères blancs, qui ont capturé Samory pour le punir d’avoir tué tant de monde dans la forêt, ne sont pas très loin au Nord ; nous allons les rejoindre. Nous ne sommes pas longtemps à nous apercevoir qu’on nous écoute avec une ironie marquée, comme des gens qui veulent faire croire des fables par trop absurdes. Nous nous étions figurés, comme tout le monde, que le passage et la prise de Samory avaient produit dans la forêt une sensation énorme. Or ici non seulement on n’a jamais entendu parler de Samory ni de ses guerres, mais même on ignore absolument qu’il y a des blancs au Nord. Et comme nous nous récrions, on nous dit qu’il est inutile de tant inventer d’histoires : chacun sait bien, comme nous-mêmes, que la forêt n’a point de fin; per- sonne d’ailleurs ne peut y aller voir, à cause de grands cailloux qui se dressent au Nord comme un mur, ne laissant qu’un étroit passage où se trouve un village de neuf femmes, lesquelles sont sorcières et tuent les hommes après les avoir charmés ! Impossible de les sortir de là, de leurs grands cailloux et de leurs noires sirènes. Finalement, nous nous contentons d’expo- ser que nous voulons aller jusqu’au Cavally, pour décider les Panions à envoyer à la côte leurs dents d’éléphants, commerce qui fera beaucoup gagner d’argent aux Tabétouos.

P 40 à Gui, prêt de Blé, chez les Tabétouos. Proche de Néka

Les crânes entassés au pied de l’arbre fétiche nous permettent de connaître la faune du pays : ce sont des buffles, diverses sortes d’antilopes, des sangliers à poil fauve et à défenses très courtes, et enfin des hippopotames de Libéria. Ce dernier animal, qui n’existe que sur ce point du monde, le seul précisément inexploré, est un hippopotame d’une toute petite espèce, de la taille d’un sanglier. Dans une case nous voyons la peau d’un animal inconnu, que les indigènes appellent blé comme le village autour duquel il est assez commun. Cette peau d’un gris-brun, à poil court assez rude, ressemble à celle d’un grand blaireau: malheureusement la tète et les pattes manquent. Les gens nous donnent sur le blé les détails les plus extraordinaires. Je vais les répéter, parce qu’ils nous ont été fournis identiquement pareils en divers endroits, et on verra combien il est difficile de démêler la vérité dans les histoires indigènes. Le blé est d’une bravoure et d’une force extrêmes. Il attaque et tue tous les animaux qu’il rencontre, même la panthère, l’éléphant (!) et l’homme. Voici son procédé de combat : arrivé près de son adversaire, il lui lance — pas avec sa bouche — un jet de liquide corrosif qui l’aveugle ou lui cause des démangeai- sons intolérables; alors il se dresse sur ses pattes de derrière, et, avec celles de devant qui sont comme des mains et con- tiennent une sorte d’excroissance dure, il l’assomme pendant qu’il se gratte! Mais voici le plus joli. Il n’est point Carnivore; une fois son ennemi tué, il le dépouille de sa peau dont il se revêt, et s’en va déguisé de la sorte; seulement cette peau lui couvrant la tête, il n’y voit plus, et c’est ainsi que plusieurs ont pu être tués même par des femmes !

P 43-44 Gui est à la fois le nom du village où nous arrivons et celui du chef: chaque village, en principe, a trois noms, le sien, celui de son fondateur et celui du chef actuel; quand l’un est très connu, il fait oublier les autres. Tout autour des cases sont de petites cabines, assez pareilles à celles qu’on voit aux bains de mer : c’est là que ces messieurs et ces dames de la localité vont prendre leur tub à l’eau chaude ! Ceci n’est point une plaisanterie. Les gens de la forêt sont extrêmement propres : outre leur toilette du matin et du soir, après tout travail fatigant ils se lavent à l’eau chaude et se frottent avec du jus de citron, puis avec un peu d’huile de palme, pour se rendre la peau souple et douce. Aussi n’ont-ils nullement l’odeur qu’on croit communément caractéristique du nègre, et qui ne l’est que du nègre sale.

P 49 à Néka

Des enfants jouent du gréi, grossier rudiment du balafon soudanais : six lamelles de bois, de longueur différente, posées sur deux planchettes parallèles; on frappe ces lamelles avec des baguettes, et cela donne à peu près : do, ré, ré, d’ù-ze, mi, fa dièze, sol. L’instrument de musique le plus en faveur, c’est une petite cithare à six cordes, montée sur une calebasse sonore, appelée bouo. rsous en avons trouvé d’accordées de diverses façons; j’ai noté celle-ci : do, ré bémol, ré, mi bémol, mi, fa, et : do, ré, mi bémol, fa, sol, la. La main gauche racle toutes les cordes à la fois, pendant que la main droite étouffe trois cordes alter- nées, puis les trois autres, de sorte que les trois cordes libres sonnent en arpège, donnant do, ré, mi et ré bémol, mi bémol, fa ou bien do, mi bémol, sol et ré, fa la. Le rythme, assez curieux, donne quelque intérêt à cette monotone répétition. Une seule fois j’ai vu employer assez joliment en tierces le second mode d’accord qui donne une gamme grecque. Nous avons vu aussi des guitares (dougou), mais rarement et jamais en bon état.

P 75 (pays Graoro, rive libérienne du Cavally) Ce mont Niénokoué a une légende curieuse par son analogie avec celles qu’on trouve à l’origine de presque tous les peuples. Autrefois il n’y avait pas de montagne, et le pays était très peuplé. Un jour que tous les habitants étaient réunis pour célé- brer la mort d’un éléphant, en dévorant ce succulent gibier, une vieille femme inconnue s’approcha et voulut prendre part au festin; tout le monde la repoussa, sauf un homme, Ouoro, qui lui donna un morceau de viande. Quand la nuit fut venue, elle tira Ouoro à part et lui dit : « Je suis la maîtresse de ce pays, prends avec toi toute ta famille et pars de suite, a Ouoro, réunit les siens, et dès le matin s’éloigna : il s’en alla de l’autre côté du Douo, et fut la souche de la tribu des Graoros. Aussitôt qu’il fut parti, une pluie de pierres tomba et ensevelit tous les habitants : ce sont ces rocs amoncelés qui forment le Niénokoué. (légende différente de celle des Patokola selon http://www.ecotourismetai.com/activites/djouroutou/mont-nienokoue/) et ils nous répétèrent le plus fermement du monde toutes les sornettes habituelles : le mur de grands cailloux, l’étroit défilé, les neuf enchanteresses perfides. Ils y ajoutèrent des détails circonstanciés sur les hommes à queue qui habitent ces régions ensorcelées : cette queue les gênant pour s’asseoir, ils font un petit trou en terre pour la mettre. Tout cela nous était dit sérieusement, au milieu d’indications évidemment exactes. Du reste, nous n’avons jamais recueilli de renseignements qui ne fussent mêlés de fables plus ou moins ridicules ; mais qu’on se garde on pareil cas de hausser les épaules, presque toute fable a un sens caché. Ici on pouvait vraisemblablement admettre que les montagnes rocheuses, par lesquelles, en 1897, le lieutenant Blondiaux était arrivé à Man, devenaient au Sud encore plus difficilement fran- chissables ; elles créaient donc un mur de cailloux. Il est naturel à l’homme, par tous pays, de placer là où il n’ose aller des choses fantastiques, et il est à remarquer que, dans ce cas, l’homme à queue est une de ses inventions les plus communes 1 . Divers officiers du Soudan en avaient entendu parler comme existant au Sud ; puisqu’à nous on les donnait comme se trouvant au Nord, c’était l’indice que les populations du Nord et du Sud n’ont entre elles aucune communication. Et quoi qu’il en fût au fond, il y avait un parti à tirer de ces renseignements, et nous n’avons jamais manqué par la suite de nous informer très soigneusement et des grands cailloux, et des sorcières, et des hommes à queue : tantôt nous en appro- chions, tantôt nous leur tournions le dos, c’étaient d’admirables points de repère connus de tous, et ils nous ont été des plus utiles pour orienter notre marche.

P 80 esclavage chez les Graoros Il y a très peu de captifs. On ne peut en faire dans le pays, car ils trouveraient facilement le moyen de s’échapper et de rentrer chez eux, on ne peut donc garder que des captif de race soudanaise, qui seraient repris au premier village. Pour des raisons que nous verrons plus tard, il n’arrive que peu de ces captifs, et presque tous sont achetés par les habitants du littoral, plus riches. Les captifs ne sont pas maltraités, on a trop peur qu’ils ne s’enfuient, quitte à changer de maîtres. Quand ils sont depuis longtemps chez un homme, ils sont considérés comme de la famille, ont une case, une femme, un fusil, souvent un champ dont les produits leur appartiennent en partie. Nous en avons vu un, chez les Krépos, qui s’était acquis une grande renommée à la guerre et avait le commandement de tous les guerriers; il voyageait à sa guise, et nous l’avions pris pour un chef puissant.

P 87-89 Tepo, Tabétouo, Papé (tribus kroumen, Grabo capitale des Tépos) Parmi toutes les tribus volontairement isolées et fermées, seuls les Tabétouos ont une organisation plus perfectionnée. 11 y a une vingtaine d’années. Nieusoi ‘, chef du village de Hrédou, près Bayi, réunit tous les chefs des tribus Tabétouos et réussit à leur persuader de former une confédération; les guerres intestines étaient abolies, les chemins ouverts à tout le monde, l’appui de tous promis à celui qui serait attaqué, la justice rendue par le tribunal des chefs. Cette organisation permit aux Tabétouos de lutter victorieu- sement pendant une longue guerre de dix ans, d’abord contre leurs ennemis héréditaires les Papes, puis contre les Koulo- poués, tribu de l’intérieur qu’ils avaient appelée à leur aide et qui, une fois chez eux, tenta de les écraser. La guerre s’étant arrêtée par suite de l’épuisement général, leur sage constitution permit aux Tabétouos de réparer leurs ruines et de recouvrer une grande prospérité par suite du libre commerce avec la côte. C’est à l’existence de cette organisation, que nous avions dû le bon accueil de toutes les tribus, dès que la première eut consenti à nous recevoir 2 . J’ai nommé les Papes, ennemis héréditaires des Tabétouos : voilà une notion de la plus haute importance pour le gouverne- ment de ce pays, et qui était jusqu’à ce jour absolument igno- Ce nom qui désigne le bon Dieu est 1res porté, ainsi que celui de Hyné (diable). Notre agent Hyné avait un lils appelé Nieusoi. On verra à la tin du chapitre que bon Dieu et Diable s’entendent mieux qu’un ne pense. Malheureusement, il y a cinq ans, à la suite d’un jugement manifestement partial, Nieusoi fut tué et son village détruit. La guerre civile éclata, cependant 1rs liens sages l’arrêtèrent, et on résolut de régler l’affaire dans un grand palabre. Mais Râpé Yékiré, que son âge appelaità remplacer Nieusoi. fut véhé- mentement soupçonné d’avoir trempé ilans le meurtre. Finalement le palabre ne se réunit jamais, aucun chef n’est reconnu et, nous a-t-on dit, si les blancs ne règlent pas tout cela, la guerre recommencera bientôt. — 88 — TABETOUOS ET PAPES. rée; les deux noms même étaient inconnus. Ils ne désignent ni deux tribus, ni deux races, ni deux pays : c’est quelque chose comme les grands partis qui ont divisé la France sous le nom de Bourguignons et Armagnacs, l’Italie et l’Allemagne sous celui de Guelfes et de Gibelins. Tout le pays entre la rivière Nono et le Gavally est habité par une seule race : même langue, même physique, mêmes mœurs, mêmes traditions ; mais les nombreuses tribus que forme cette race, se divisent en doux grands clans, Tabétouos et Papes. Tribus et villages sont enchevêtrés étroitement les uns dans les autres 1 , mais ils n’entretiennent ensemble aucun rapport, et ils se haïssent. On voit combien il est nécessaire de connaître cette distinction, qui est à l’origine de tous les conflits qui s’élèvent dans ce pays : faute de le savoir, on ne peut éviter de nombreuses maladresses -. La légende qui raconte l’origine de ces deux partis et de leurs noms paraîtra, je crois, curieuse, et donnera une idée des tradi- tions historiques de ces peuples. Il y avait au nord du pays des Tépos un personnage extraor- dinaire, Ouceï Bablo, qui savait des secrets merveilleux. Vou- lant se moquer d’un chef nommé Gui Hamné, il envoya un de ses captifs instruit par lui le saluer de sa part. Après que l’envoyé se fut baigné, son hôte lui offrit, suivant la coutume, de l’huile pour s’oindre le corps, mais à peine lui suffit-elle à se frotter les mains. On alla en chercher une pleine calebasse, mais le contenu se volatisa de même, et toute l’huile du village fut insuffisante. Alors le captif, se plaignant qu’on le traitât si mal, repartit chez son maître. Gui Hamné savait aussi des secrets. Il expédia un de ses cap- tifs pour l’excuser auprès de Ouceï Bablo. Celui-ci fit cadeau à 1 . Ainsi Béréby Mani et Grand Béréby sont Tabétouos, entre eux Roc Bérébj est Pape. Les Papes nous sont hostiles, et par opposition, les Tabétouos favorables : les Tépos sont Papes, leurs voisins les Kaapos, qui ont toujours bien accueilli les blancs, Tabétouos, ainsi que tous les villages où nous avons passé. — 89 — MISSION HOSTA I YS-D’OLLONE. l’envoyé de deux têtes de tabac, mais en une bouffée de sa pipe, le captif les eut consommées : tout le tabac d’Ouceï Bablo y passa, et le captif partit en se moquant de lui. Ouceï Bablo furieux fit assassiner Gui llamné. Le frère de celui-ci, Gui Diablo, le vengea : il alla assiéger le village d’Ouceï Bablo, le prit, tua les babitants et détruisit tout. Cependant, quelque temps après, il apprit avec stupeur qu’Ouceï Bablo vivait toujours avec tous les siens dans son vil- lage où rien n’était change. Il convoqua de nouveau ses guer- riers, reprit le village, tua Ouceï et ses gens et brûla leurs corps. Revenu chez lui, il apprit que le villageencbanté existait comme par lo pass* 5 . (lui Diablo résolut de savoir le secret d’un tel prodige: il s’empara une troisième fois du village, mais au lieu d’en tuer les babitants, il interrogea les femmes du sorcier. L’une d’elles, souslamenace de supplices, lui révéla le secret qu’Ouceï Bablo lui avait confié : il no mourrait que si on avait soin de lui couper le petit doigt de pied. L’indication fut suivie, et le diabolique personnage, poussant un grand cri, mourut pour tout de bon. Gui Diablo réunit alors ses guerriers et leur demanda par où ils étaient passés pour s’approcher sans être vus du village qui était bien gardé. Les uns dirent qu’ils avaient suivi un de ces petits sentiers qu’on fait pour conduire les biches à des pièges nommés pape ; les autres avaient suivi une trouée faite par des touo — buffles, au pluriel; le singulier est (oui .’. — «. Eh bien, dit le chef, pour conserver la mémoire de ces événements, vous qui suivez des sentiers de pape, on vous appellera Pape, et vous qui marchez par des chemins de touo, on vous appellera Touo. » Et cela fut ainsi, mais les Touos joignirent à leur nom celui de leur aïeule Tab », qui était une femme illustre -, et s’appelèrent les Tabétouos. P 90 cannibalisme, intelligence Tout ce que nous avions remarqué chez ces naturels, leur intelligence, leur douceur entre eux et envers leurs captifs, leurs façons polies et aisées, était si inattendu que nous riions bien de la réputation de cannibalisme qu’on leur avait faite. Un jour que nous demandions si on avait entendu dire qu’il y eût quelque part des anthropophages, Ilyné et Tamhoui nous regardèrent avec étonnement : « Mais tout le monde l’est», dit Hyné: « J’ai mangé de l’homme )>, appuya Tamboui avec énergie, devant notre incrédulité. Et ils m’expliquèrent ceci : ils ne mangent pas leurs semblables par gourmandise ni par férocité, non, c’est par esprit de justice. Quand, dans une guerre, un homme a fait beaucoup de mal et que ses ennemis arrivent à le tuer, ils le mangent pour le punir de sa cruauté. Ses restes ne reposent point en terre comme ceux des honnêtes gens, ses parents ne peuvent aller pleurer sur sa tombe ; on espère aussi que, de n’avoir plus de corps, cela doit considérablement le gêner dans l’autre monde, et peut-être même empêcher sa seconde vie. Quand on parle en France de nègres qui vivent nus dans une forêt, on a tôt fait que de les accabler d’un mot : « Quels sau- vages ! » dit-on, et le sauvago, par définition, est un être qui a des plumes dans les cheveux, un anneau dans le nez, mange du tabac et des lapins vivants, en somme une variété inférieure de singe. Je crois que tout ce que je viens de dire modifiera tant soit peu cette opinion. Les gens de la forêt sont au contraire réellement intelligents et j’aurai plus loin l’occasion d’en citer des traits qui étonneraient chez les blancs. S’ils n’ont pas une civilisation plus avancée, c’est que la nature ne leur crée pas de besoins : le climat est tempéré, tout vêtement est inutile et la moindre case suffit comme abri ; le sol est fertile et fournit tout ce qu’on veut, riz et Légumes divers, bois pour le feu et les constructions. Que faut-il de plus? Ils jouissent de la vie et passent volontiers leurs jours à fumer nonchalamment étendus à l’ombre, leurs nuits à chanter et danser en jouant delà guitare et du tam tam.

P 112 Makra chez les Graoro La plupart des cases sont recouvertes à l’intérieur et à l’extérieur d’un enduit blanc sur lequel sont représentés naïvement des hommes et des animaux; quelques-unes sont entièrement tapissées de dessins d’ornement fantaisistes ou géométriques en plusieurs couleurs. Les poteries sont de forme gracieuse et chargées d’arabesques. Hommes et femmes portent volontiers des bracelets finement ouvragés, obtenus en coulant du cuivre dans des moules d’argile durcie au feu; quelques-uns sont munis de grelots. Les ouvrages de vannerie .sont très soignés ; les femmes font, en fibres de bam- bous coloriées, divers objets servant d’étuis, de pochettes, etc. La musique est aussi en faveur, ainsi qu’on l’a vu par le Chœur des Soldats exécuté sous la tempête nocturne : tous savent jouer de la cithare et du petit balafon à six touches. P 114 Un homme tué à la guerre confère à son vainqueur le droit de porter un casque en poils de chèvre; pour deux hommes, le casque est orné déplumes d’oiseau ; pour trois hommes, de cauries 2 ; pour quatre hommes, un bandeau de peau de panthère le décore, et, pour cinq, il est surmonté de cornes de buffle. Chaque village a un chef de guerre, et parmi ceux-ci la hiérarchie s’établit suivant l’insigne du casque.

P 131 Chez les Sapo Les serpents fétiches habitent, dans des caisses, deux cases entourées d’une enceinte sacrée. On les sort assez souvent, et même quelquefois on les lâche dans le village, tout en les surveillant. Bien entendu, ces serpents excessivement dangereux, capturés par un homme qui sait les charmer l , ont été privés de leurs crochets, mais tout le monde l’ignore, et c’est, croit-on, par une faveur spéciale envers les gens de Paoulo qu’ils se mon- trent inoffensifs : aussi le village passe-t-il pour honoré de la protection divine. P 132 Beaucoup de Sapos ont encore la marque usitée sur la Côte : une barre noire verticale au milieu du front formée de nom- breuses petites stries. Mais ce qui les distingue des tribus précé- dentes, c’est la pratique delà circoncision, également en usage dans les peuplades plus au Nord. Nous avons cru d’abord que c’était une importation d’origine musulmane, venue du Soudan, mais les indigènes nous ont assuré que c’était chez eux un usage immémorial, et de fait ils n’ont aucun rapport avec les peu- ples mahométans dont ils ignorent l’existence.

P138-139 Les Sapos sont industrieux et travaillent assez bien le fer qu’ils recueillent en abondance dans le sol; dans chaque vil- lage est un petit hangar circulaire servant de forge ; les hommes habiles à forger sont très estimés, contrairement à ce qui a lieu au Soudan ‘. Le soufflet est formé d’une pièce de bois creu- sée, d’où partent deux tuyaux de bambou ; sur deux ouver- tures très rapprochées sont appliquées des peaux qu’au moyen d*une poignée un aide agite alternativement pour produire le vent. 1. Ils Fabriquent surtoult des bracelets, des haches, des sabres et des javelots. Ceux-ci sont presque abandonnés pour le fusil, cependant quelques hommes les préfèrent parce qu’ils tuent sans liruit. Ce sont des cannes de un mètre vingt environ, recouvertes de peau et terminées d’un côté par un bout ferré, de l’autre par une lance. Ils sont souvent munis d’une corde, pour qu’on puisse les ramener après les avoir lancés. Il faut signaler un jeu qui se joue à deux, avec des fiches qu’on plante dans une sorte de damier en croix, et analogue auxdames, à l’assaut. Il exige des combinaisons réellement savantes. Au centre du pays Sapo s’élève le mont Niètè (note SL : peut être le mont Putu (640 m, qui domine l’actuel parc Sapo), qui domine Paoulo. C’est un massif important, d’une altitude maxima de 700 mètres environ, mais qui couvre une vaste surface. Il donne naissance à deux fleuves, dont les embouchures figurent sur les cartes de la côte libérienne, mais dont le cours était jusqu’ici entièrement ignoré : le Douhoué (Dewah des caries) et le Sino (Sinoë). Le mont Niètè est célèbre dans tous les pays Kroumen, comme le Niénokoué. Lui aussi a sa légende : c’est sur son som- met que demeurent les morts. Aussi nous fut-il impossible d’y monter, sous peine d’offenser nos hôtes ; cependant nous avions exprimé le désir de faire cette ascension : cela suffit pour que, après notre départ, le bruit se répandit au loin, et jusqu’à Béréby, que nous étions montés sur la montagne et avions dis paru, tués par les morts.

P140 In des étrangers, un Pérabo nommé Tooulou, était parti- culièrement intelligent. Un jour nous lui demandons de repré- senter sur le sol avec du charbon la position des différents peuples : nous avons alors la surprise profonde de voir cet homme nous tracer, après réflexion, une véritable carte, sur laquelle il porte tout ce que nous voulons connaître, rivières, montagnes, tribus, villages, et tout cela est si logique, tout s’accorde si bien avec les distances indiquées, les routes signa- lées d’un point à un autre, etc., que l’exactitude en est évidente. Les jours suivants, nous lui faisons refaire cette carte en essayant de l’embarrasser : peine perdue, toujours il recommence le même croquis, identique, et réfute toutes les objections. Or cette carte était pour nous un trait de lumière : le Youbou et le Douobé au lieu de couler du Nord au Sud, comme nous l’avions cru, venaient en réalité de l’Ouest, où le Douobé avait sa source; le Youbou se recourbait ensuite de nouveau vers l’Est, et finalement vers le Nord, il traçait donc une sorte d’S et décri- vait une boucle considérable vers l’Ouest. Cette forme expli- quait l’enchevêtrement, jusque-là incompréhensible, des populations riveraines. Tout étant éclairci, nous pouvions choisir notre route. Mais alors eut lieu le plus étonnant concours de géographie : pour nous décider à venir chez eux, les gens des autres tribus se mirent à leur tour à dessiner la carte, en la modifiant de manière que leur pays se trouvât juste dans la direction du Nord; et ils le faisaient si habilement que nous ne pouvions discerner qui nous trompait. Nous étions vrai- ment confondus d’admiration, et chacun le sera s’il pense à ce qu’il obtiendrait d’un paysan quelconque auquel il demanderait la carte du pays à 100 kilomètres autour de son village, et môme à moins. Et, qu’on y songe, dans la forêt jamais la moindre échappée ne permet de se rendre compte du terrain : seul un effort considérable de raisonnement, appliqué aux observations faites le long des chemins sur les cours d’eau, les montagnes, etc., peut arriver à donner une idée d’ensemble d’une contrée qu’on n’a jamais vue, puis enseigner à représenter cette idée par une carte ‘. Je crois donc que ce trait, mieux que tout ce que j’ai pu dire, 1. Comme, ainsi que je l’ai dit, les gens circulent très peu, ils se transmettent les uns aux autres ce qu’ils ont appris, et depuis j’ai vu deux fois des indigènes tracer une carte à d’autres pour leur indiquer une position : en somme, de vrais cours de géographie ! contribuera à détruire cette opinion presque universelle que le nègre privé de nos lumières est un être borné et voisin de l’animal. C’est là un préjugé ridicule, du à notre vanité. Parce que ces gens vont tout nus, ils ne sont pas forcément stupides : les Gaulois nos pères n’allaient pas autrement, au temps de César, et, il y a quatre mille ans, les Grecs n’étaient guère plus avancés sous aucun rapport ; le monde cependant était déjà vieux. La civilisation des noirs est en retard, parce qu’ils n’ont pas de besoins, grâce à la douceur de leur climat et à la fécondité de leur sol ; des siècles d’existence facile leur ont fait par atavisme un caractère indolent et léger ; ils n’éprouvent pas le désir d’un progrès qu’il faudrait payer plus cher qu’il ne vaut. Mais de là à être dépourvus d’intelligence naturelle il y a loin. D’ailleurs, il faut se garder d’identifier tous les nègres, qui se divisent en une foule de races très différentes. Ceux de la forêt sont vraiment bien doués, et c’est pourquoi est passionnante l’étude de ces êtres qui, grâce à leur complet isolement, n’ont rien appris que par eux-mêmes et donnent une idée de ce que furent nos ancêtres, et de ce que nous serions peut-être restés dans les mêmes conditions.

P159 La traversée de la tribu des Boos s’effectue sans incident notable, quoique à la muette, Tooulou arrangeant toutes les affaires. Subitement, à leur dernier village, Troya, Tooulou déclare qu’il ne peut aller plus loin, étant au plus mal avec la tribu suivante, les Booniaos, mais son ami Zola, qu’il nous pré- sente, nous conduira chbez son oncle, important chef des Booniaos, et celui-ci nous introduira chez les Gons. Nous essayons de retenir Tooulou ; c’est inutile, il dit qu’on le tuerait chez les Booniaos. Force nous est donc de subir sa combinaison, dont nous n’augurons rien de bon, mais nous ne lui donnons qu’un fusil au lieu des trois promis : les deux autres seront pour ceux qui nous mèneront à sa place chez les Gons. Le lendemain, quand nous sommes prêts à partir, toute la population en armes nous entoure: Tooulou exige ses trois fusils, et sur notre refus s’emporte et nous menace. Tous les indigènes nous quittent précipitamment et se réunissent à l’autre bout du village pour se concerter: ils paraissent fort excités. La situation est grave. Cependant Zola craint de perdre le fusil que nous lui avons promis, il s’entremet pour nous, quelques vieillards l’appuient, de menus cadeaux nous font des partisans, et la foule retournée prie poliment Tooulou d’aller revoir son pays. Il part furieux, en nous jetant l’anathème. Par deux fois cet homme nous a mis à deux doigts des pires éventualités. « Si les blancs reviennent, il faudra lui couper la tète », dit François qui, presque mourant, a fait un suprême effort pour mener toute cette affaire. Et cependant c’est à Toou- lou que nous devons l’énorme bond que nous avons fait depuis Paoulo ; bien plus, c’est grâce aux mesures qu’il a prises que nous allons pouvoir atteindre les Gons. Avec lui disparaît le seul homme dont François se fasse à peu près comprendre, grâce au patois Sapo qu’ils savent tous deux : notre situation sera dorénavant bien précaire ‘. I. J’ai déj i expliqué que, bien que la languereste la même au fond, 1rs patois changent au point que notre interprète ne peut >e faire comprendre dans une nouvelle tribu qu’au bout de plusieurs jours de travail. Devant le premier village Booniao, Guéizouobli, une partie de la population nous attend avec des mines inquiètes et farouches. Cependant trois enfants armés de flûtes — les premières que nous voyons — se mettent en tête de notre cortège. Ils jouent des mé- lodies à trois parties étrangement combinées ; l’effet est charmant, il le sera plus encore dans la mélan- colie de la nuit. Quand nous sommes tous réunis sur la place, le chef Guéizouo fait une entrée sensationnelle. Agé de cinquante ans, grand et fort, vêtu d’une blouse et d’une tiare en toile du Soudan, la barbe tressée à la mode assyrienne, des bracelets aux bras et aux pieds, il se précipite sur la place et en fait trois fois le tour, jetant son nom comme un cri de guerre : « Guéizouo ! Guéizouo ! » et proclamant sa force et ses exploits. Ce n’est qu’ensuite qu’il vient à nous et nous serre la main.

P170 Le lendemain, conduits par les frères du chef, nous gagnons Bien-Hya, sa résidence, village d’une cinquantaine de cases, le seul mal disposé et mal tenu que nous ayons vu chez les Gons. On nous fait asseoir sur des nattes à l’ombre du bosquet fétiche et on nous offre des kolas et de l’eau: la population s’amasse autour de nous, mais nous ne voyons pas venir le chef. Son 1. Cette mode existe aussi dans quelques villages Boos et Booniaos et nous la retrouverons dans certains villages soudanais près du Fouta Diallon. — 169 1/ / S S ION II S TA I VS-D’OL LOXL . frère aine, Mnia, se met à faire un immense discours en arpentant l’espace vide qui nous sépare de la foule; à ses côtés marchent son frère, qui l’approuve de la voix et du geste, et un crieur, lequel répète à tue-tête chacune de ses phrases et les scande en agitant une grosse clochette indigène. Ce discours à trois pro- noncé en marchant et avec de grands gestes, d’une façon tantôt méditative, tantôt pathétique, est fort pittoresque, mais qu’est-ce que cela signifie et que se passe-t-il ? Nous interrogeons : on nous répond que comme Maa n’arrive pas, son frère parle pour pas- ser le temps et faire prendre patience. Pour le coup nous la perdons : il y a plus de deux heures que nous sommes là, on se moque de nous. Nous réclamons des cases de suite, et on se décide à nous en donner. Nous avons aussi besoin de vivres, mais avant l’arrivée de Maa, personne ne veut rien nous vendre. Décidément, ce n’est pas commode de ne pouvoir se faire comprendre que par le canal de trois inter- prèles : nous n’obtenons déjà plus rien, que sera-ce quand les Booniaos seront partis? Le soir et le lendemain, des hommes de plus en plus nombreux arrivent dans le village, armés de fusils, de javelots ; ils se tiennent sans cesse massés autour de nous, au nombre de trois à quatre cents. Ce n’est qu’à midi, et sur notre menace de partir immédiate- ment, que Maa se décide à apparaître ; il se tenait jusque-là caché dans un village voisin. Lui aussi est vêtu d’une couver- ture, mais bien plus belle que celle de ses frères : c’est une imi- tation de peau de tigre. Plusieurs des seigneurs qui l’entourent ont des blouses, en étoffes soit européennes soit originaires du bas Soudan et évidemment prises à Sainory. Ce simple trait indique un changement de race : jusqu’ici ceux qui avaient une pièce d’étoffe la portaient enroulée autour de la taille et retombant sur les jambes, maintenant ils s’en font une tunique en passant la tète au travers ; les Kroumen ont le torse nu, et les Gons les jambes — je ne parle que des richards, les pauvres diables sont vêtus partout de la même manière : — 170 — CÉRÉMONIAL COMIQUE. rien sur les jambes ni sur le torse. — Plusieurs hommes ont, gravés sur la poitrine, des dessins compliqués représentant vaguement des fleurs, tatouage nouveau ; beaucoup ont la tête rasée, mode soudanaise. Nous n’apercevons aucun captif bambara : il y en a cependant certainement, puisque nous en avons vu plus près de la côte, mais sans doute on les a cachés pour que nous ne trouvions pas en eux des interprètes et des guides. C’est là un fâcheux indice. Maa a lui aussi un crieur, et chaque fois qu’il a fait une phrase et qu’elle a été hurlée par ce héraut avec accompagnement de clochettes, son jeune frère se lève, se tourne sucessivement vers chaque fraction de l’assemblée, et crie : « Sacabonbon » ; à quoi l’assistance répond par un vigoureux « Ao »’ Ce céré- monial comique témoigne d’un prestige beaucoup plus grand chez les chefs.

P 202 Dan = Yacoubas = Gon Toutes les peuplades appelées Gons par les Kroumen sont les mêmes qu’au Soudan on désigne sous le nom générique de Nguérés. Après les Vayas, nous avons traversé les Mboros ou Bolos, puis les Nguérés proprement dits, enfin, depuis deux jours, les Hounés chez lesquels nous sommes.

P 236 Mais, dira-t-on, à quoi hon tant de guerres, de sang versé, de malheurs de toutes sortes pour s’emparer de ce pays ? Voilà le grand argument, et il témoigne d’une ignorance et d’une légèreté vraiment admirables ! Quoi ! on ne cesse de tonner contre l’esclavage et de voter solennellement son abolition, et en même temps on s’élève contre les guerres qui ont j ustement sa suppression pour résultat ! Croit- on que c’est aux populations que nos troupes se sont attaquées ? Non, c’est aux souverains, aux tyrans plutôt, destructeurs des peuples voisins et de leur propre peuple, ne vivant que par l’esclavage et pour l’esclavage. «Quand un chef commande à 25 000 âmes, dit Binger, il doit être supprimé, sans quoi il dévaste au lieu d’or- ganiser et de régénérer. » Eh bien ! successivement on a sup- primé ces innombrables petits potentats, qui étaient en train de faire du Soudan un désert et un charnier; le sang quia été répandu assurera la vie et la liberté à des millions d’êtres. Et notre France qui a fait tant de guerres pour des causes généreuses et désintéressées n’en n’a pas fait de plus noble : la conquête ou, pour mieux dire, la délivrance du Soudan restera malgré les détracteurs un de nos plus purs titres de gloire. P 240 Au risque d’exciter les railleries, la vérité me force à dire un mot d’une bête fabuleuse : c’est une sorte de poulpe qui existe- rait dans le Niger. AYoelffel nous avait raconté que, près de Siguiri, il avait entendu sortir du fleuve un mugissement singu- lier, et que les indigènes interrogés lui avaient décrit un poulpe comme en étant l’auteur. Nous avions, je l’avoue, attaché peu d’importance à ce récit. Or, deux fois, couchant sur les bords du Niger, nous avons entendu la nuit un grondement grave et puis • saut sortir de l’eau, et à nous aussi chaque fois des hommes diffé- rents ont décrit un poulpe. Nous nous gardons bien de dire qu’il existe réellement, nous affirmons seulement qu’il y a un animal dont le cri ne ressemble à nul autre, et que les indigènes dépei- gnent comme un poulpe -.

P259 Peut-être a-t-on remarqué que je n’ai pas cherché l’effet facile qui consiste pour l’explorateur à représenter toutes les peu- plades traversées comme des races de brutes, tantôt agenouillées devant lui dans une crainte servile, tantôt l’attaquant avec une bestiale férocité, le tout sans savoir pourquoi : l’homme blanc les domine de cent coudées, et le lecteur doit se sentir flatté d’apprendre que quelque part il serait demi-dieu. Par malheur, cette conception glorieuse n’est le fait que de ceux qui n’ont jamais quitté le rivage ou qui ont échoué dans leurs entre- prises : on ne la trouve ni chez Binger ni chez Monteil, ni chez Toutée, ni chez aucun de ceux qui ont réussi. Et je crois très — 258 — CONCLUSIONS. sincèrement que là est le secret du succès : s’il y a des races inférieures, c’est non pas en les méprisant, mais en les compre- nant que nous montrons notre supériorité. Les gens delà forêt sont avides d’indépendance, qu’on n’essaie pas de se poser en maîtres et de les gouverner; mais ils sont intelligents et aptes au commerce : qu’on leur démontre quels avantages ils auront à laisser passer chez eux les commerçants. Qu’une ligne de postes, uniquement chargée de protéger les voyageurs, jalonne une route sûre entre le Soudan et la côte, et on verra en foule affluer les dioulas, désireux d’acqué- rir les kolas, le caoutchouc, et d’accéder à la mer par la voie la plus courte. En un instant les indigènes, apprenant la valeur du caoutchouc, en apporteront aux dioulas plus que ceux-ci n’en pourront transporter, et les merveilleuses richesses de cette forêt entreront eu exploitation. Ceci n’est pas un rêve : partout les indigènes nous ont dit qu’ils voudraient hien voyager et com- mercer, mais qu’ils ne le pouvaient, faute de sécurité, et qu’ils seraient heureux que nous nous chargions de la police. Mais surtout, qu’on s’en tienne là et qu’on n’aille point se mêler de leurs affaires ! Toute manifestation d’autorité, tout emploi inutile de la force compromettraient à jamais la situation. La tâche demandera de la prudence et du tact ; ce sera chose délicate mais non irréali- sable : si dans les conditions les plus défavorables, ridicule- ment peu nombreux, sans interprète, ne connaissant pas le pays, nous avons réussi pendant dix mois à ne nous battre que six jours, c’est peut-être qu’il y a une manière de s’y prendre. Et puisque cette occupation est possible, il est absolument nécessaire de la faire. On ne peut laisser subsister dans la forêt un foyer d’hostilité exerçant la plus fâcheuse influence sur les populations du Sou- dan et de la Côte. Jamais celles-ci ne nous croiront invincibles et n’abdiqueront toute velléité d’indépendance, tant qu’elles verront les gens de la forêt se rire de nos armes. Mais il y a une considération encore bien plus puissante : peut-on admettre que nous tolérions chez nous, sur des territoires qui nous appartiennent, les pratiques de l’anthropophagie ? On s’est élevé avec force contre l’esclavage : avant de songer à libérer les captifs, qu’on empêche d’abord de les manger ! Il y a là plus qu’une question de commerce ou de politique, c’est un devoir d’honneur et d’humanité.

P 267 Le lieutenant Mangin dut livrer une série de combats autour de Ninéné, chez les Ouobés. La mission ravitaillée descendit ensuite vers le Sud par le pays des Blolos ( ou Blons, en langue krouman?); elle y fut assiégée huit jours dans le village de Dainné. S’étant dégagée, elle passa le Zo, fonda un poste à Gouékangui, un autre à Nouanloglouin, et de là fit de nombreuses reconnaissances pour pacifier le pays. Mais tous ces combats lui avaient conté 65 tués ou blessés, et les indigènes, malgré plusieurs soumissions feintes, venaient attaquer les détachements jusqu’auprès des postes. Les tirailleurs, dont rengagement était expiré et que cette dure cam- pagne sans résultat décourageait, demandèrent leur libération, et le ministre rappela la mission « Woelffel, qui rentra à Touba et se disloqua. Naturellement le même ordre de rappel fut envoyé à la mission Hostains-d’Ollone, mais elle n’en eut connaissance qu’à son arrivée au Soudan et lorsque sa tàche était terminée. La mission Woelffel, malgré la vaillance éprouvée de ses chefs et leurs coûteux efforts, n’avait pu s’avancer qu’à 40 kilo- mètres au Sud de Man, point sur la lisière delà forêt et déjà sou- mis ‘. Ainsi, depuis la traversée de Binger en 1889, toutes les tenta- tives pmir pénétrer la forêt avaient échoué. Les explorateurs insuffisamment escortés avaient été arrêtés ; ceux qui s’étaient fiés à la force d’une escorte plus nombreuse avaient été attaqués et repoussés. D’où la méthode conçue et employée par notre mission : avoir une escorte suffisante pour combattre au besoin, mais surtout pour ôter l’idée d’un coup de main, soit 20 hommes, effectif nécessaire pour fournir un poste chaque jour; mais mar- cher néanmoins comme si nous ne comptions que sur l’assenti- ment et l’amitié des populations, d’où nos longs séjours et nos négociations incessantes. — Je dois mentionner que le chiffre l. Je ne vois cependant aucune raison d’admettre, ainsi que le t’ait le capi- taine Woelffel, qu’il a dû avoir affaire à des adversaires plus redoutables que I autre mission : son rapport indique que toutes ses pertes ont été éprow ées dans des embuscades, toutes ses attaques au contrair» i réussi facilement et des poi- gi s d’hommes onl enlevé de grands villages N’inéné, Logoualé, Goualé, etc.) Cria explique comment la mission Hostains-d’Ollone, marchant constamment en zig-zag pour éviter les surprises el attaquant elle-même à l’improviste les villages, a pu en enlever quarante-quatre sans autre chose que six blessés; mais rien ne permet de supposer que les populations vaincues fussenl moins belli- queuses que les autres, el au surplus, on se demanderai! pourquoi, si Woelffel les connaissait pour telles, ils n’est pas passé par leur pays qui était sa route directe au lien de s’en détourner comme il l’a l’ait précisément. — 268 — P 290 M. Milne-Edwards attachait un grand intérêt à déterminer l’aire d’habitat des singes. Voici donc la liste de ceux que nous avons rencontrés; la comparaison avec celle dressée par Binger dansl’Indénié facilitera celte détermination : 1° Le Oué ou Chimpanzé, rencontré par Binger; 2″ Le Téoulo, noir et rouge brun, sans doute le tah-hié de Binger, quoique je n’aie pas reconnu la manière de sauter décrite par celui-ci ; c’est de beaucoup le singe le plus commun, il vit en bande de vingt à trente individus ; 3° Le Plé, ou foë de Binger (cependant il a la tête non pas blanche, mais noire, avec une sorte de crinière blanche retom- bant sur les épaules) ; on en voit rarement plus de quatre ou cinq ensemble ; très souvent ils sont avec une bande de téoulos qu’ils abandonnent à la première alerte, si bien que presque toujours ceux-ci sont seuls tués ; 4° Le Glé ; sa description ressemble fort à celle du tic de Bin- ger, sans être identique : dos gris parsemé de poils clairs, avec une ligne brun-rouge foncé suivant l’épine dorsale; ventre et queue blancs, cuisses d’un feu éclatant, face noire avec sourcils blancs. 5° Le Tatoué, ou pain à cacheter [adéré de Binger); 6° Le Kadoué, gris souris, face rose cuivrée; 7° Le Doué, appelé aussi tokoui et tabahou, face claire, robe gris verdâtre; 8 » Le Glébli, noir avec barbiche blanche; 9° Le (nom devenu illisible) entièrement blanc; dans la forêt il n’existe, parait-il, que chez les Boos et Booniaos, dans la boucle du Cavally, où nous l’avons vu. Je sais qu’il y en a

P 308 Et tous les gens de la forêt disent pou pour dix, bien que leur numération soit quinquennale.

P 300 Toutes les peuplades que nous avons traversées jusqu’à la branche nord du coude du Cavally se disent parentes, malgré les guerres continuelles qui les déchirent, et elles proclament aussi leur parenté avec toutes les tribus qui s’étendent jusqu’au bas San Pedro et au Sassandra moyen à l’Est, jusqu’au Diobo et au Nipoué moyen à l’Ouest, au Nord jusqu’aux hautes mon- tagnes entre Cavally et Sassandra, en somme, sur tout l’espace compris entre les 9 n et 12° de longitude Ouest, la mer et le 7° de latitude Nord. Ce sont ces peuplades que, faute de nom géné- rique, j’ai appelées Kroumen, du nom que depuis longtemps les marins leur donnent sur le littoral. Nous n’avons rien pu apprendre sur les populations à l’Est et à l’Ouest de ce rectangle, trop éloignées de notre route. Celles du Nord sont toutes appelées Gons par les Kroumen comme si elles appartenaient toutes à une même race. Elles-mêmes n’ont pas de nom générique ; leurs voisins du Nord appellent Ngué- rés celles qui sont à l’Ouest du Cavally, Dioulas celles de l’Est. Par suite d’hostilités ou faute d’interprètes, nous n’avons rien pu apprendre des Gons sur leur parenté avec d’autres tribus que celles traversées ; mais, en tous cas, ils se proclament étrangers aux Kroumen et aux Guerzés qui les limitent au Sud et au Nord, et en effet ils n’entretiennent aucun rapport avec ces races dont la langue est différente. Je crois que les Kroumen ont raison de se dire d’une autre race que les tribus en dehors du rectangle que j’ai indiqué. Sur la côte, une différence de caractère fort sensible est depuis très longtemps observée : de tout temps les Kroumen sont entrés en relations avec les navires, tant pour commercer que — 299 — MISSION H0STA1 \ S-D’OLLO VA.’. pour se louer comme matelots ou travailleurs, fait qui ne se produit nulle part ailleurs, même chez leurs voisins immédiats. 11 y a là une caractéristique très nette qui distingue les Krou- men des autres tribus du littoral. 11 y en a une autre qui les sépare de leurs voisins du Nord, les Gons : ceux-ci sont anthro- pophages par goût, tandis que, je l’ai dit, les Kroumen ne mangent leurs ennemis que par vengeance, quand ils les ont tues, niais ils ne tuent personne pour le manger, comme le font tous les Gons. La parenté des tribus Kroumen entre elles est confirmée par la langue dont le fond est partout le même, quoique chaque tribu ait son patois propre. Je pense donc qu’il faut considérer les tribus que j’appelle Kroumen comme une race à part. Et cependant en dehors des particularités que je viens d’énumérer et des traditions, on ne trouve guère plus do dillerence entre les Kroumen et les autres peuples de la forêt qu’entre les difierentes tribus de cette race. A vrai dire, tous les habitants de la forêt se ressemblent beaucoup, tant par le physique que par le caractère et les mœurs. Cette ressemblance, qui n’implique point la parenté, doit tenir à la nature spéciale du pa}’s : dans ces fourrés impé- nétrables, il n’a pu s’établir de société organisée, toutes les familles vivent isolées, il n’y a point d’hiérarchie, point de règles, et l’homme est resté primitif, sans rien d’acquis ni d’arti- ficiel. Il faut ajouter que tous sont intelligents, et que l’on ne trouve pas à la Côte d’Ivoire une seule race inférieure. Par suite tous, placés dans les mêmes conditions, ont fait à peu près les mêmes progrès, acquis les mêmes idées, des coutumes analogues, et au premier abord, ils semblent tous pareils. Mais c’est précisément ce qui donne plus d’importance aux différences qu’on arrive à remarquer. Nulle part il n’y a de marque ethnique. Un grand nombre de Kroumen ont bien une barre noire verticale composée de nom- breuses petites stries au milieu du front et du nez (Voir page 145 le masque sculpté qui reproduit ce signe), mais cette — 300 — ETHNOGRAPHIE. marque devient de plus en plus rare à mesure qu’on s’éloigne de la côte et finit par disparaître tout à fait. (Gela s’accorde avec une tradition recueillie par M. Delafosse et d’après laquelle les gens de la Côte, qui étaient autrefois d’accord avec les négriers pour leur vendre des esclaves, se marquaient ainsi pour ne point être capturés comme eux.) Les armes, javelots, sabres, arcs, et les instruments de musique, tam-tam, cithare, guitare, petit balafon, sont partout pareils, fabriqués et employés de même, ainsi que les poteries et vanneries. Et c’est toute l’industrie locale. En fait d’objets matériels, on ne peut guère trouver à distin- guer que les cases. En principe, chez tous les peuples que nous avons vus, elles sont rondes, mais avec des exceptions et des particularités. Généralement, ces cases sont en planches jointives revêtues de terre à l’intérieur, ainsi qu’à l’extérieur dans la plupart des tribus, avec un toit en feuilles de palmier et un grenier assez haut. Cependant les cases provisoires dans les cultures sont rectangulaires et tout en bois. Chez les Paloubés, la paroi n’est constituée que par un clayon- nage en lamelles de bambou non revêtu de terre. On voit apparaître là une sorte de véranda rudimentaire. lattes de bambou horizontales soutenues par des piquets et cerclant la case de si près qu’il est impossible de pénétrer dans l’intervalle. Je pense donc que cette disposition n’a d’autre but que d’em- pêcher les animaux d’enfoncer la fragile paroi. Chez les Sapos, ces deux innovations reparaissent avec une troisième : les cases carrées ou rectangulaires à pilotis. Les premières ont des toits coniques, les deuxièmes des toits à double pente ; toutes sont en clayonnages de lamelles de bam- bou, avec une cloison intérieure qui forme deux chambres, et un plancher également en clayonnage reposant sur des piliers en bois. Il y a aussi des cases rondes reposant sur le sol dont plusieurs ont des vérandas encore très étroites. (Voir pages 129 et 138.) — 301 – MISSIO V HOSTAINS-D’OLLO VE. Chez les Kopos, nous avons vu deux cases rectangulaires revêtues de terre avec séparation intérieure. Toutes les autres cases étaient rondes avec un toit conique, très pointu. Elles sont entourées d’une véranda étroite, mais utilisable comme abri, et sont séparées en deux pièces par un mur en terre. (Voir page 151.) Le plafond est à un mètre de terre, sauf devant la porte, et sert d’étage. Cette disposition, moins la véranda, se prolonge jusque chez les Gons, mais là elle n’est pas uniforme et beaucoup de cases n’ont ni séparation intérieure, ni plafond bas. Chez les Pérabos, la plupart des cases ont un rebord extérieur en terre servant de banc circulaire. (Voir page 153.) Enfin chez les Guerzés de la lisière, la case forme une seule pièce et a des murs en terre épais, comme chez les Malinkés, le plus souvent avec un rebord circulaire à l’intérieur et à l’ex- térieur. Les villages tantôt n’ont aucune forme définie et sont entourés d’une brousse épaisse, tantôt sont rectangulaires et protégés par une palissade. Chez les Mboros et Hounés, ils sont absolument ronds et entourés de bananiers. Une telle diversité ne permet aucune conclusion. Le costume prête à une distinction : les Kroumen n’ont point de vêtement ; quand ils ont une pièce d’étoffe, ils la drapent autour de la taille sans la fixer. Au contraire les Gons font tisser leur coton indigène par des captifs malinkés, dans chaque vil- lage on trouve un métier à tisser, et ils se font faire des tuniques ou dolokés à la mode soudanaise, que portent tous les notables. (Voir page 203). Quelques-unes de ces tuniques ont pénétré chez les Kroumen du Nord, mais chez eux, c’est une importation étrangère, non une mode nationale. Chez les Gons, on voit aussi des barbes et des cheveux rasés, tandis que tous les Kroumen portent la barbe et les cheveux assez longs, disposés de façons diverses et fantaisistes. La circoncision se pratique à partir des Sapos dans tout le Nord de la forêt, aussi bien chez les Gons que chez les Kroumen. N’ayant pu converser avec les Gons, nous ne connaissons pas — 302 — ETHNOGRAPHIE. assez leurs mœurs pour en parler. Il faut cependant signaler que leurs chefs jouissent de plus d’autorité — quoique toujours d’une façon patriarcale — que chez les Kroumen, et que par suite les travaux d’utilité générale, routes, ponts, sont mieux exécutés chez eux.

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