L’esclavage dans les sociétés lignagères de la forêt ivoirienne (XVlle·XXe siecle)

L’esclavage dans les sociétés lignagères de la forêt ivoirienne (XVlle·XXe siecle)

Harris MEMEL-FOTE

https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers16-07/010043260.pdf

Preface P 9-11

Harris Memel-Fotê s’intéresse d’abord au procès de production des
esclaves. Dans les sociétés considérées, la capture sur le champ de
bataille, l’achat sur des marchés extérieurs, la reproduction biologique
demeurent des procédés d’acquisition secondaires ou marginaux. Si on
laisse de côté la mise en gage, c’est donc « l’excommunication » qui est le
moyen privilégié. Par « excommunication », Harris Memel-Fotê entend
9
l’opération par laquelle une personne est arrachée à sa communauté
d’origine, isolée des liens sociaux qui entourent un individu « normal »,
transformée littéralement en chose et vendue comme telle à une société
voisine. Les motifs de l’excommunication sont partout les mêmes: il s’agit
toujours de se débarrasser des « fauteurs d’anomie » ; avant l’expansion de
l’esclavage, ceux-ci étaient mis à mort: l’excommunication apparaît donc
bien comme un substitut de l’exécution capitale. Contrairement à ce que
l’on pourrait penser, l’excommunication est rarement l’effet d’une
condamnation publique: aussi bien la décision que la mise en œuvre sont
environnées de secret; la ruse est abondamment mise à contribution pour
saisir la victime, et toutes sortes d’armes symboliques – amulettes,
« médicaments », etc. – sont utilisées pour prévenir toute résistance.
L’efficacité de ces armes est telle qu’elle rend souvent inutile le recours à
la violence nue : premier indice du rôle décisif que joue l’idéologie dans
l’établissement et la reproduction de l’institution.
Du côté de l’acquéreur, Harris Memel-Fotê s’intéresse d’abord aux
motifs qui l’inspirent. On peut les répartir entre trois catégories: assurer
le renouvellement démographique du lignage ; obtenir des forces
additionnelles pour le système productif et enfin accumuler les esclaves
afin d’accroître le crédit, l’influence et le prestige des maîtres. Harris
Memel-Fotê attache une importance particulière à ce dernier motif, qui
occupe la première place dans plusieurs des sociétés considérées. Au sein
de celles-ci, en effet, le pouvoir et le rang social se mesurent moins à la
richesse matérielle qu’au nombre des dépendants. Trois mécanismes
mettent celui-ci en valeur : l’accumulation ostentatoire – le maître
s’efforce de multiplier le nombre de ses esclaves -, l’oblation ostentatoire

  • dans des cérémonies qui évoquent le potlatch, le maître distribue ses
    esclaves à ses « amis », qui sont en même temps ses rivaux – et enfin
    l’immolation ostentatoire – à l’occasion de la mort de ses proches, ou de la
    sienne, le maître fait sacrifier de nombreux esclaves, qui escortent le
    défunt dans l’autre monde tandis que leur sang célèbre sa gloire dans ce
    monde-ci.
    De même que le groupe excommunicateur se livre à diverses activités
    rituelles pour se défaire du futur esclave, le groupe acquéreur ne
    l’accueille pas sans lui infliger au préalable une véritable mutation
    symbolique. Mis en vente, l’excommunié est réduit à l’état de pure et
    simple chose. Une fois acheté, il faut maintenant le faire renaître comme
    esclave. Harris Memel-Fotê nous donne une remarquable description des
    opérations requises. Des médecines d’oubli sont administrées au nouveau
    venu; une nouvelle parentèle lui est attribuée; enfin il reçoit un nouveau
    nom. Il s’agit donc bien d’une seconde mise au monde, mais celle-ci
    engendre un être à part. Contrairement aux idées reçues, il y a une
    différence de nature entre l’esclave et le dépendant libre, si pauvre et
    décrié que soit celui-ci. Cette différence de nature se manifeste à
    l’occasion du travail – les efforts les plus longs, les plus durs, les plus
    sales, les plus dangereux sont réservés aux esclaves -, à l’occasion de la
    10
    consommation – celle des esclaves est inférieure en qualité comme en
    quantité – et enfin à l’occasion des moments de passage qui scandent la
    vie de l’individu: lorsque l’esclave est autorisé à vivre avec un conjoint,
    les formalités de cette union sont réduites au strict minimum, mais
    surtout sa mort n’est suivie que d’un cérémonial sommaire, tandis que
    son cadavre est l’objet d’un traitement expéditü… Pour rependre la
    saisissante expression de Harris Memel-Fotê, rien ne montre plus
    clairement que l’esclave est un véritable « déchet social ».
    Harris Memel-Fotê dresse un inventaire minutieux des formes de
    résistance pratiquées: gaspillages, détournements, vols, fuites, meurtres,
    incendies, suicides, et enfin, à trois reprises au moins selon les sources,
    rébellions collectives. En regard de cette énumération, Harris MemelFotê place la liste des sanctions utilisées : elles font une large place à la
    violence. Mais le fait le plus significatif est que, pour exercer cette
    violence, les sociétés n’ont pas eu besoin de se donner un appareil
    répressif centralisé, en d’autres termes un État; pendant les deux siècles
    de la période considérée, elles ont maintenu et reproduit l’esclavage sans
    transformer de façon radicale leur système politique. Ici intervient ce qui
    est peut être l’apport le plus significatif du livre : le rôle décisif de
    l’idéologie. Au moment où il a été mis en vente, l’esclave a subi une
    réification qui équivaut à une véritable mort sociale, et sa « résurrection »
    par l’acheteur ne lui accorde qu’une existence précaire et diminuée. Par
    lui-même, l’esclave est un infirme social, il n’a ni nom ni parole propres,
    il s’est vu infliger la  »honte majeure », dont les traces sont indélébiles. Or
    dans bien des cas, l’esclave lui-même intériorise plus ou moins
    profondément cette idéologie, et se soumet de lui-même à l’image qu’elle
    donne de lui. C’est pourquoi la résistance a pu être contenue dans des
    limites acceptables pour les sociétés.
    De cette importance capitale de l’idéologie, un dernier indice peut être
    relevé. Au début du XX· siècle, l’administration coloniale entreprend
    d’abolir l’esclavage dans la région. Comme je l’ai dit au début de cette
    préface, elle agit avec une sage lenteur : si, sur le plan juridique,
    l’esclavage est interdit par le décret du 12 décembre 1905, dans la réalité
    des faits, seule la traite est effectivement supprimée à partir de cette
    date. Sont prévues pour les esclaves des modalités de rachat qui rendent
    leur émancipation malaisée. Ce n’est que progressivement que
    l’institution recule et disparaît, notamment devant l’apparition et le
    développement du travail salarié. À partir des années 1920, on peut
    considérer que l’esclavage a pris fin, à une réserve considérable près :
    l’idéologie de l’esclavage, elle, a conservé l’essentiel de sa puissance, et
    même émancipés, les anciens esclaves et leurs descendants restent
    frappés d’incapacités sociales irréductibles.
    Il faut rappeler ici ce qui a été dit plus haut des fonctions
    principalement « politiques » de l’esclavage : l’accumulation des esclaves
    est le moyen privilégié de la conquête du pouvoir à l’intérieur des sociétés
    considérées. On aboutit ainsi à un tableau où les aspects politiques et
    Il
    idéologiques de l’esclavage l’emportent sur ses aspects proprement
    économiques. Ce tableau confronte les chercheurs d’aujourd’hui et de
    demain à une question redoutable: définit-il une variante spécifique de
    l’esclavage qui serait propre aux sociétés lignagères et segmentaires, ou
    bien nous oblige-t-il à une refonte générale de nos conceptions sur
    l’esclavage, trop marquées jusqu’à présent par un certain « économisme’,?
    Avec le sens des nuances qui le caractérise, Harris Memel-Fotê penche
    vers la seconde hypothèse, et sur ce point comme sur les autres, il
    emporte ma conviction.
    Emmanuel TERRAY

P 199-200 Le champ en tant que période 1700 à 1920
Quatre arguments justifient le choix de cet espace temporel, dont un
seul concerne son terme, et trois son origine: c’est au XVIIIe siècle en effet
que les sociétés lignagères de la forêt ont connu leurs dernières
restructurations, il en reste des traces très profondes dans les mémoires
transmises de génération en génération, en même temps que de tout
premiers témoignages écrits.
En 1920, la colonisation met fin à l’indépendance des
sociétés lignagères et en intègre les fragments à la
mise en place d’une nouvelle société
Que le XX » siècle soit le terme, cela est une évidence historique. La
plupart des historiens ivoiriens voient entre 1920 et 1930 une charnière
entre l’état social ancien et l’état social nouveau qu’inaugure la
colonisation (C. G. Wondji, 1963 ;J. Bony, 1980 ; P. Kipré, 1981)9.En 1893,
l’État impérial français crée la colonie de Côte d’Ivoire comme cadre
géopolitique autonome. De 1908 à 1915, la conquête militaire des peuples
de ce cadre par l’armée française, ce que par antiphrase le Gouverneur G.
Angoulvant nomme La pacification de la Côte d’Ivoire (1916), met
effectivement fin à l’indépendance de toutes les sociétés anciennes, en
particulier celles dont il est ici question. En contrôlant désormais toutes
les structures politiques et les voies d’échanges, l’État colonial se donne
les moyens à plus ou moins long terme d’extirper l’esclavage qu’il avait
déjà aboli dans les textes sans total succès depuis 1906.
Mais pourquoi le XVIII » siècle? Trois raisons à cette coupe.
199
Le XVIue siècle est d’abord le moment des dernières
restructurations des sociétés lignagères de la forêt
Les dernières grandes vagues de peuplement dans la forêt remanient
les sociétés autochtones, par exemple celle des Akyé et celle des Abê. Les
traditions officielles akyé et abê (Dian Boni, 1970 ; M. N’da, 1980)\0 les
rattachant à la migration asante-asabu, ces remaniements se situent
donc à la même époque que cette dernière: entre 1730 et 175011• Mais ces
remaniements ne changèrent pas, semble-t-il, la nature foncière des
sociétés qui reste lignagère. À cette raison d’ordre historique s’en ajoutent
deux autres d’ordre méthodologique.
Le XVIue siècle est ensuite un repère historiodictique
essentiel
Par rapport à l’historiographie, corpus des documents écrits relatifs à
l’histoire, nous nommons historiodictie – de dictio : action de dire,
locution – le corpus des traditions orales ayant pour objet l’histoire et
dont la mémoire collective est le support.
L’importance du problème de la mémoire historique dans ce type de
société, les préjugés qui l’entourent, les conditions auxquelles on peut
l’aborder et le résoudre, ont été, à la suite de Yves Person, suffisamment
rappelés en 1981 par Christophe Wondji », En démontrant que toutes les
mémoires des peuples manifestent leur précision au moins jusqu’au XVIII »
siècle, et qu’à partir du XVIIIe siècle l’alliance de la documentation
historiodictique et de la documentation histographique permet
d’esquisser une histoire de l’esclavage, nous prouvons le caractère soluble
du problème.
À recenser en effet les ancrages sociaux de ces mémoires (relations
généalogiques, déplacements des villages, décès des chefs ou des notables,
créations et rotations des marchés, cycles des classes d’âge), on peut
distinguer divers procès de mémorisation ou diverses mémoires: mémoire
généalogique des lignages, mémoire topologique des villages, mémoire
économique des peuples, mémoire politique fondée sur le renouvellement
des chefs ou des classes d’âge. Or toutes convergent au XVIIIe siècle comme
au premier repère essentiel en amont de l’histoire. Au-delà elles
deviennent ou lacunaires ou vagues et très contradictoires.

P 219

À la formation wê, cinq souches au moins auraient pris part : souche
ancienne ou locale des Sehinu, souche wenmebo (Zwagnon), souche
malinké (Semien, Kwa, Blaon), souche niabwa (Gbau, Daho-Doo), souche
niedebwa (Zerabaon) ». Six ou sept auraient composé la formation neyo ou
du Nihiri : souches locales, les unes peut-être d’origine godié,
vraisemblablement en place au XVIe siècle lors du passage de Pacheco
Pereira vers 1505-1508 (Gnangbia, Gwedia, Govia, Siadubwo), les autres
peut-être de provenance bakwe (Ohibwo de Niega), d’autres encore betekwadia (Upoyo de Bokrê), mais aussi souche kotroku (Sahua de Bokrê),
souche godié (Kuduyo et Legueyo de Bokrê), souche bakwe (Missehi,
Gahulu, Kadrokpa, Bazereble), souche wê (Kebe de Bassa, Lateko,
Gwade, …)26. Les dikpi bete attestent cette hétérogénéité. Sur dix-huit
dikpi de la région de Subre, seuls deux (Ikobwo et Mayo), ont une origine
unique », formant ainsi des tribus au sens propre. Les ancêtres des
Gneyokokognoa dits Kwadia proviennent de trois origines au moins: bete
(Kota, fondateur de Kwati vient du Bete-Lazoa), godié (Akrê, fondateur
de Guetebeu vient du Godjibwo), bakwé (Gueredji de Lilidji, participa à
l’établissement de Guetebeu ou Butubré),

P 320

Aux esclaves, il fallait un logis, des entraves, de la nourriture et une
surveillance permanente. L’organisation de l’embarcadère de Kukruyo
(région de Subre) était exemplaire sous ce rapport. Une palissade en
planches de parasoliers protégeait le village contre l’attaque des villages
victimes de raids et de capture. Un seul accès que garde un kanegnon
(Zwa Gnadre, Djêgne Lohuri ou Dabeu Ayra) reliait la localité à la forêt.
Au centre du village, se dressait un d;assê, abri de réunion publique, où
les esclaves étaient entravés sous la vigilance de la milice armée. À
l’alimentation de ces étrangers un responsable était spécialement
commis. Zwa Gnandre, Djessu Gninigba et Bwani Kwadja, adjoints du
glolowri Zélihi se sont succédés dans cette fonction, en assurant un ou
deux bols de riz par jour à chaque esclave.
320
En quoi consiste l’entrave? Un appareil très répandu sous diverses
appellations ‘- kpo (neyo), gbu (bete), kpohu (abê),!wsm. (gban, odjukru) – et
qui n’est pas totalement tombé en désuétude aujourd’hui, puisque nous en
avons retrouvé deux spécimens, l’un à Usr-B, en pays odjukru, en 1976, et
l’autre à Tonla, en pays gban en 1978. Il peut être en métal. Celui de Tonla,
ouvrage des forgerons locaux, à la forme d’un fer à cheval de la dimension
d’un bracelet évasé à son ouverture; il peut être un simple arc en fera: on
immobilise la personne en rivant sa main sur un tronc d’arbre ou en
l’entravant par les deux poignets conjoints (voir planche hors-texte IV).
Généralement, dans la plupart des sociétés, l’appareil consiste en un
tronc d’arbre équarri, de quarante à soixante quinze centimètres de long,
dans lequel une fente a été aménagée pour recevoir et bloquer le pied. Les
essences légères ou lourdes d’arbre fournissent le bois de confection. À cette
confection, qui n’exige que la force, les jeunes gens du lignage ou du village
sont affectés. Dans tous les cas, des cordes de rotin ou de raphia se trouvent
attachées à ces entraves pour favoriser le déplacement des esclaves.
Un troisième type d’appareil, le plus simple, parait être le système de
la perche que le capitaine d’Ollone a observé chez les riverains du Cavally
et qu’il décrit en ces termes :
« Il faut noter le procédé original employé pour empêcher de s’enfuir
quelqu’un dont on veut momentanément s’assurer la présence :
comme il n’y a aucune case fermant solidement, si on veut pas le
faire souffrir en le ligotant, on se contente de lui attacher dans le
dos, verticalement, une longue perche à laquelle sont maintenues
liées sa tête et une de ses mains. Il peut alors aller et venir
librement dans le village, mais il lui est impossible de se sauver, car
la perche s’accrocherait dans le fourré et l’arrêterait ». (1901 : 83).
Ces différents types d’entraves serviraient à neutraliser toutes les
personnes considérées comme dangereuses (voleurs, épouses infidèles,
malades mentaux) et spécialement les esclaves et les captifs.

P 348

P 350 Dans l’Ouest forestier, l’abattage des éléphants, bien que production
coopérative et complexe (car zeli ou zali était un piège à fosse), avait à
l’origine des résultats limités, orientés vers la consommation alimentaire
et ostentatoire, les dents servant au mariage, à l’instrumentation
musicale, à la confection des sièges et des parures. Au XVII » siècle, les
populations de langues kru et auikam qu’épouvantaient encore les armes
à feu échangeaient les dents d’éléphants contre des bassins de cuivre, des
manilles, des barres de fer ou des tissus, cependant que les habitants de
Bassam et d’Issini achetaient des fusils avec de la poudre d’or, » Ce fut au
XVIII » siècle, comme le récit du Chevalier des Marchais le laisse percevoir
(1730 : 204) après ceux de J. Godot (1704) et de Loyer (1935 : 180) que les
choses changèrent radicalement, que les fusils entrèrent en quantité dans
le commerce de la côte occidentale et que, renforçant l’efficacité technique
et le pouvoir social des chasseurs-guerriers, ils permirent d’abattre par
conséquent plus d’éléphants, de faire plus de captifs et d’alimenter

P 373 Le procès de vente
Le procès endogène: la vente excommunicatoire
Deux formes sont discernables. La première qu’on peut dire
prédatoire, dans la même société, parait aberrante en ce qu’elle n’obéit
pas à l’agrément des lignages et au « droit ». Tel est le cas de l’époux
misérable qui vend sa femme à l’insu des parents ou bien le cas du fiancé
indélicat qui vend sa fiancée. La mémoire abê nous rapporte des exemples
pour illustrer cette situation. C’est ainsi qu’à Lovidjê, la fille d’un certain
Nguessan, du patrilignage des Mbodjê, aurait été vendue et aurait connu
l’esclavage dans un village odjukru (Orgbaf ?), où elle a laissé une
descendance ». Qu’un tel acte illicite soit un casus belli, l’affaire de Yavo
citée à Agwahin, le prouve. Un certain Yavo (d’Agwahin ?) avait, lors d’un
voyage à Lapo, vendu sa fiancée, probablement pour de l’or. Les
représailles du lignage donneur ne furent évitées, lorsque l’événement fut
connu, que parce que le régime colonial venait d’imposer la pax gallica 83 •
En raison de son caractère marginal, nous n’insisterons pas sur cette
vente prédatoire (par rapport aux lignages des victimes), mais endogène
(par rapport à la société). Nous nous appesantirons sur la seconde forme,
dominante, le forme excommunicatoire.
Élucider cette forme, c’est d’abord circonscrire l’espace où dominent les
excommunications, c’est identifier les motivations qui déterminent cellesci, c’est enfin déterminer les agents et les modalités de ces opérations.
373
L’espace où dominent les excommunications
Les excommunications présentent une caractéristique commune: leur
pratique est générale dans l’ensemble des sociétés que nous étudions.
Identifiée déjà chez les Krumen' », les Dan 85 , les Dida »; les Ega 87 , et les
Wê88 , chez les Mbato et les Akyé89 , les Abure »; les Ahizi », les Avikam et les
Godie », reconnue chez les Bete septentrionaux et orientaux, cette
pratique se trouve attestée chez les Bete méridionaux et chez les Kwadia
aussi bien que chez les Neyo, les Odjokru, les Abê, les Kweni et les
Alladian.
Toutefois, à la fin du XIX » siècle, cette pratique s’avère exclusive dans
le Centre-Ouest de la zone forestière, c’est-à-dire dans la société bete, du
groupe Gbalo au Nord au groupe Zikobwo du Sud (Gueyo).
Les motivations
Les motivations qui justifient et déterminent les excommunications
endogènes sont plus nombreuses et plus complexes que ne pouvait le penser
Charles Letourneau ; outre qu’elles se rapportent à tous les niveaux de la
structure sociale, leur découverte est une étape indispensable à la
compréhension et l’explication des formes du commerce d’esclaves. Parmi
les trois  »facteurs » que cet auteur présume être des causes de l’esclavage en
Afrique nubienne », les deux premiers (« razzia » et « droit » des chefs de
famille) ne sont que des moyens de production d’esclaves, le troisième seul
(la « pénalité juridique ») constitue l’une des motivations.
On rencontre les motivations les plus courantes dans le domaine
social. La plupart pourrait se regrouper sous la notion de nullité sociale.
La conscience collective attribue en effet à des personnes naturellement
atteintes d’une déficience intégrale ou partielle une nullité dont elle
s’autorise pour ordonner leur exclusion. Les Bete citent au moins cinq
catégories de déficiences de cette espèce : simplicité d’esprit, épilepsie,
surdi-mutité, estropiement, laideur (Dunglas, 1930 : 8). À la nullité
s’ajoute aussi le danger social des tares qui, selon la croyance populaire,
s’avèrent non seulement mortelles mais encore transmissibles par
hérédité; l’éthylisme se trouve dans cette seconde espèce.
Le fondement idéologique de ces deux motivations saute aux yeux. Si
les simples d’esprit et les sourds-muets ont avec leur environnement
humain une communication défectueuse, on sait que leur activité
productive n’est pas nécessairement nulle. À cette activité peuvent
également participer les estropiés, les personnes laides et, dans
l’intermittence de leurs crises, les épileptiques et les ivrognes; de même
les sourds-muets, les épileptiques et les personnes laides concourent avec
les vieillards à la défense de la société et à la reproduction de la culture.
374
N’est-ce pas cette part d’efficacité sociale, donc de valeur, aux deux sens
du mot, qui justifie le projet de mise en vente et la possibilité d’achat?
Dans le commerce, une non-valeur sociale stricto sensu ne peut entrer
comme valeur d’échange: il y a là, en effet, une contradictio in termis.
Espèces particulières de dangers sociaux, d’autres formes d’anomie,
qui relèvent de la pathologie sociale dans le sens où E. Durkheim
analysait la notion, entraînent les mêmes conséquences. Tels sont les
refus de mariage et les multiples divorces. Outre les effets secondaires,
non moins considérables, dont ils s’accompagnent (perturbation des
contrats conclus par les chefs de lignage, opprobre collectif, manque à
gagner pour offrir des épouses aux jeunes gens), les refus de mariage
transgressent une institution cardinale de la société. L’instabilité dans le
mariage opère la même transgression avec des effets plus graves. Au
village de Bla (groupe Gbetibwo, Daloa, en pays beteï, la dame Waregnon
Owrê, du patrilignage Gnogbo-Zegbehia, était à son septième mariage à
Lebatagora lorsque son père crut bon de s’en débarrasser en la vendant »,
En fait, ces motivations sont difficilement dissociables de contraintes
d’ordre économique dont la première est la dette. La dette provient d’une
part des emprunts, et d’autre part des jeux de caûris auxquels
s’adonnaient les jeunes en particulier chez les Bete;: les Abê ou les
Odjukru. L’enjeu de cet exercice lucratif consistait- en la richesse
(monnaie, récoltes, moyens de production) et, quand toutes ces richesses
avaient été gagées et perdues, la liberté des joueurs en personne, sinon la
liberté d’un parent ou d’une épouse. G. Thomann, en 1903, témoigne de
l’abnégation de personnes âgées qui, au pays des Bete-Guideko, se
seraient offertes pour être vendues à la place de leurs enfants menacés
d’esclavage pour cause de dette »,
Vient ensuite l’indigence. Cet état permanent de déchéance et
d’incapacité est propre non pas à l’individu promis à l’esclavage mais à
son lignage d’origine ou d’alliance. Selon les informateurs bete (groupe
Zepregühe) et abê (groupe Abêve), la pauvreté pouvait déterminer et a
déterminé des chefs de lignage à vendre un cadet innocent afin d’obtenir
une rémission sociale provisoire », Ici, le droit du chef de lignage
qu’invoque Letourneau s’exerce, non pas comme un arbitraire, mais
comme un effet de l’obligation sociale d’assurer la survie d’une
communauté solidaire, même au prix d’un démembrement cruel et
infamant.
La troisième et principale contrainte économique reste donc
l’insolvabilité. Elle agit aussi bien dans le remboursement des dettes et
des compensations matrimoniales que dans le paiement des dommages
consécutifs à la transgression des lois.
Considérons le remboursement des compensations matrimoniales. En
général, les biens dotaux provenant du mariage des filles servent à
procurer des épouses aux hommes du lignage. À la fin du XIX » siècle, la
nature de ces biens est prestigieuse (monnaie, bétail, armes, esclaves) et
375
leur montant relativement élevé comme le montrent les tableaux ll-A,
u-n, ll-C et ll-D.
Tableau li-A
Dots alladian, odjukru, neyo et abê
Société Localité ou groupe Montant
(et sources d’information)

  1. Alladian Emokwa (Jacqueville) Fille vierge: 192 manilles (M)
    (Lamblin 1902: 394) Fille déflorée: 180 M, soit 50 F
  2. üdjukru Fille en premier mariage: 600-800 M
    (Aubin 1902: 118) (120-160 F)
    Mariage de défi: 1200 M (240 F)
    (femme mariée)
    (P. Escard 1910: 118) Tukpa Nguessan Kukra a épousé Yéi pour 4000
    M et Eliane pour 16000 M + 150 F d’or
  3. Neyo: Fille: 800 M, 1 fusil, 1 baril de poudre,
    (G. Thomann, 1902: 497′ » Lipoyo » pagnes!illJL 10 pièces d’étoffe, 1 esclave
    et 1965 : 168) Veuve ou divorcée: 1 200 M à 400 M
  4. Abê : Moriêru Tchoffo 35 gr. or (fJ1ikJzi)
    Kwassi Baba d’Aradjê 52 gr. or (lil.)
    Patri1 ignage Brubru, 26.9.75
    Tableau lI-B
    Composition et volume des dots bete
    1.Daloa 3.Issia
    • Gabwa, pays Balegühe » • Issia, pays Bogühe' »
    40 1 fusil, 1 mouton 1 OOO~, cabris, pagnes
    • Gbobwo-Zabwo »? • Korekiprea, Bogühe' »
    100 5 pagnes, 1 bœuf 1 bœuf ou 2 000 ~,
    10 moutons, 1 sachet de sel pagnes, 10 moutons
  5. Gagnoa 4. Subre
    • Gbekeyo, dikI1ê. Guia' » • Upoyo, dikI1ê. Kagnananko’?
    20 machettes, 1 fusil, 2 pagnes 100 manilles, 1 fusil, 3 pagnes, 1 cabri
    2 cabris ou 100 manilles, 1 fusil,
    1 pagne, 1 cabri • Kakozoa, pays Gbalewa' »
    10 cabris, 1 fusil, 2 pagnes, 5 bracelets de cuivre
    • Dakoyo (auj. Seriyo), pays Gbalebwo' » pour la belle-mère, 5~, 2 machettes,
    1 bœuf, 2 moutons, sel sel végétal, 1 rouleau de tabac (~
    ou 100 manilles,
    2 moutons, sel • Grand-Zatry, dikI1ê. Zatoa, pays Gbobwo' »
    ou 1 dent, sel 1 dent d’éléphant, 7 cabris, sel végétal, bracelet
    ou 2 fusils, sel en cuivre, 20 cauris, 5-10 lflUiH.
    • Obruyo, pays Zikobwo' »
    1 bœuf, 20 machettes, 20 manilles, 2 fusils
    1 pagne, sel
    376
    Tableau ll-C
    Composition et volume des dots huieni' »
    1.Sud (Sinfra) 2. Centre (Bwafle) 3. Nord (Zuenula)
    \0 pagnes (200 F), \00 paquets 400 paquets de (400 F), \ 200 à 600 paquets de
    de (\ 00 F), 4 chèvres ou bœuf (75 F), \ fusil (25 F), \
    moutons (100 F) baril de poudre (75 F), 5 ou 8
    moulons (50 à 80 F)
    Tableau ll-D
    Composition et volume des dots gban
    1.Tchegba' »
    Pour un premier mariage :
    \' » phase: au père de la mère, \0
    7 pagnes, \ cabri
    2- phase: aux oncles maternels, \0
    5 pagnes, \ cabri
  6. Sakada' »
    \1 fiancailles chez les maternels
    \0 l!!:JJ1sJl., 7 pagnes, \ cabri
    21mariage (logbanlë)
    7 pagnes, \ cabri
    À chaque divorce, deux sortes de personnes peuvent assurer le
    remboursement de la dot au mari: ou bien, de facto, c’est l’amant, s’il
    consent à épouser la divorcée et dans ce cas, le chef de lignage est quitte
    envers l’époux, ou bien, de jure, c’est le chef de lignage, en cas d’absence
    ou de défaillance de l’amant. Or, pour les lignages, les remboursements de
    dot ne sont pas seulement des manques à gagner, économiquement et
    démographiquement parlant, ils constituent aussi, par leur caractère
    imprévu, des facteurs d’appauvrissement insupportables. Pensez que les
    huit divorces de la dame Bodu Bogühe (Issia) en pays bete entraînent un
    coût global de 8 bœufs ou 16.000 wrugu, 80 pagnes et 80 moutons! Que
    faire dans un tel cas ? La vente de cette femme instable met fin à
    l’insécurité et procure au chef de lignage les ressources pour rembourser
    la dernière dot, le cas échéant.
    En dernière analyse, c’est l’insolvabilité qui détermine la plupart des
    faits groupés sous la notion impropre d’esclavage pénal. Pour élucider
    cette incapacité, il faut analyser les transgressions de lois, les pénalités
    dont celles-ci sont assorties et les modalités d’acquittement de ces
    pénalités.
    La loi s’entend ici dans l’acception anthropologique que B. Malinowski
    a élaborée quand il étudiait Le crime et la coutume dans les sociétés
    primitiues' », En fonction de ce concept, les transgressions se différencient
    d’abord par la diversité de leurs objets théoriques qui ne manquent pas
    377
    d’interaction, ne serait-ce que parce que tous présentent un caractère
    moral : objet social (adultère, viol), objet économique (vol, fainéantise,
    endettement aujeu de cauris), objet politique (désertion en cas de guerre,
    trahison politique, etc.), objet religieux (inceste, profanation des lieux
    sacrés, fornication dans la nature). Ensuite elles se différencient, pour
    chaque objet, par la hiérarchie des peines pratiquées d’une société à
    l’autre. Si par exemple, dans les sociétés de l’Ouest forestier, l’adultère et
    le détournement d’une femme présentent la même gravité socio-politique,
    cette gravité n’apparaît chez les Abê, les Alladian et les Odjukru que dans
    certains cas, en fonction du statut des époux, par exemple lorsque la
    femme est l’épouse d’un chef ou d’un notable. Les Bete distinguent quatre
    échelles de gravité croissante du même délit, suivant le lien à la parenté:
    adultère interne au patrilignage, adultère avec une femme d’un autre
    lignage au sein du même village, adultère avec une femme d’un autre
    village du même dikpê, adultère avec une femme d’un dikpê étranger.
    Pour les Abê, de même, l’adultère avec une fille fiancée apparaît moins
    grave que l’adultère avec une femme mariée, celui-ci moins grave que
    l’adultère avec une veuve encore incluse dans l’héritage d’un époux défunt
    et non tombée en déshérence.
    Toutefois, sous ces différences se manifestent quelques caractéristiques
    communes. D’abord, dans toutes sociétés, les transgressions les plus
    intolérables paraissent les mêmes: vol et adultère, inceste et sorcellerie,
    homicide, trahison et désertion politiques. Partout, le vol de vivres et des
    vêtements, biens de consommation personnelle et ordinaire, faciles à
    produire, paraît moins grave que le vol de bétail, de moyens d’échange et
    d’instruments de production, biens rares et prestigieux d’accès plus
    difficile.
    Ensuite, ces transgressions se trouvent assujetties à des pénalités
    composites. Il faut en effet faire justice de l’ethnographie juridique des
    administrateurs coloniaux du début du XX » siècle selon laquelle la peine,
    dans les sociétés lignagères, est toujours pécuniaire, visant seulement à
    dédommager, jamais infamante ni afflictive impliquant déchéance de
    droits et atteintes corporelles' ». Au contraire la répression est liée à la
    conception globale de la personne : elle associe châtiment et réparation,
    même si cette dernière domine comme il apparaît dans le tableau suivant.
    Même si l’on exclut les supplices probatoires qu’étaient ces ordalies
    destinées à produire les preuves de culpabilité ou d’innocence (poisons,
    sève de plantes versée dans les yeux ou sur la nuque, eau et huile
    bouillantes, usage du feu, etc.), les peines proprement dites comportent,
    outre les dédommagements, des humiliations publiques et des violences
    physiques. Partout, semble-t-il, les punitions corporelles se présentent
    souvent comme les peines initiales ou primaires. Chez les Kweni, le
    premier vol dans le lignage s’accompagne de la restitution de l’objet volé
    ou de son remboursement, de punition corporelle et d’humiliation
    publique ; dans le premier adultère interne au village, la femme peut
    subir des coups et brûlures (Bwafle), voire l’entrave (Zândjê)! ». Chez les
    378
    Tableau 12
    Tableau comparé des transgressions et peines
    (partiellement inspiré de L. Tauxier, fin XIX. » siècle-début XX »)
    Société
    IZ A. AM IZ B. Bele
    Infraction
    Homicide Accidentel: 1 vache, 1 mouton Chez les Gbalebwo (Seriyo, Chez les Yoküa(Subre) : ZO
    1 poulet, exil pour 3 ans Gagnoa) : exil du coupable cabris, ZO fusils, ZO barils de
    jusqu’à paiement du : poudre, que les lignages
    1 bœuf, Z femmes maternel et paternel du défunt se
    partagent (Lessiri 1)
    Sorcellerie 1m fois: charge des dépenses JO) 5 pagnes, 30 wrogu, 10
    funéraires, 3 ou 4 bœufs, si la moutons (groupe Djekgûhe,
    victimeest vievi en cas Subre) ; 13 cabris ou une fille
    d’insolvabilité, 2lJg de dette; (groupe Wroa, Subre) ; ZO à 40
    Z' » fois: IZ7 gr. d’or et moutons ou 1 fille (Pitigoa 1,
    banissment ou vente (Moriê, Lazoa, Subre)
    Moriêru) ZO) en cas d’insolvabilité, vente
    Adultère lm fois: Chez les les Yaküye (Subre) : 1m Chez les Bogûhe (Issia)

Les modalités d’excommunication
Les excommunications se déroulent en trois phases : la décision, la
transaction commerciale, la livraison.
La décision
La décision porte sur deux objets liés: l’un, politique, l’expulsion ou la
séparation; l’autre, commercial, la vente. Il faut exclure ou séparer une
personne de sa communauté lignagère avant de la vendre ; la vente
suppose cette exclusion. La décision appartient à trois principales
instances : décideurs individuels qui opèrent sur les innocents
généralement, lignages et villages qui tranchent dans le cas des
délinquants.
Cas des innocents
Quand les décideurs sont étrangers aux lignages de leurs victimes
innocentes comme le sont par exemple les époux et les fiancés indignes,
la relation d’alliance grâce à laquelle la partenaire leur est consentie leur
tient lieu de mode d’extraction; sans se formaliser sur la procédure
institutionnelle d’excommunication, ils décident seuls de la vente, il ne
leur faut pour cela qu’audace et impudence.
Dans les autres excommunications d’innocents cependant, celles des
enfants par leurs pères ou des géniteurs par leurs fils, les décideurs
privilégiés à qui revient l’initiative doivent se concerter avec les autres
membres de leurs lignages, ce qui nous amène au cas suivant.
383
Cas des délinquants
Le lignage d’origine apparaît, dans toutes les sociétés, comme
l’instance première de l’excommunication endogène129. La décision y
appartient au conseil des adultes mâles (patrilignage), des adultes mâles
et des vieilles femmes (matrilignage), conseil dont le chef de lignage
prend l’initiative, qu’il préside avec voix prépondérante et dont il exécute
les arrêts.
Extraordinaire, ce conseil est secret. Au village, il siège tard la nuit, à
l’heure où dorment les femmes, les jeunes et en particulier le délinquant
et sa mère (Abê, Odjukru) ; en brousse, il siège le soir ou à l’aube autour
par exemple du palmier qui donne le vin (Bete, Gban). Le consensus
requis porte sur deux points essentiels: la cession du délinquant au
lignage offensé ou la mise en vente directe. La conclusion reste secrète
jusqu’à son exécution.
Les lignages offensés se concertent, à leur tour, selon les mêmes
principes et suivant la même procédure. Trois solutions leur sont.
ouvertes: la prise en otage du délinquant en attendant l’extinction totale
de l’amende, en cas de vol par exemple; ou bien le sacrifice du coupable
avec la victime en cas de meurtre' » ; ou encore la mise en vente.
La deuxième instance, le village, ou plutôt le pouvoir qui le représente,
joue un triple rôle en relation avec la nature des infractions et de
l’organisation sociale.
Ce rôle peut être celui d’un garant. Chez certains peuples bete, tels les
Kibuio' », les autorités politiques villageoises se portent caution de toute
décision radicale que le lignage a prise et que le chef de lignage se fait un
devoir de leur notifier. Partout où s’accomplit le même devoir de discrète
information envers les autorités officielles, on retrouve la même caution
politique.
Ce rôle peut être aussi un rôle d’arbitre, qui lui-même implique cette
caution. Il en est ainsi en général lorsque les autorités villageoises
arbitrent les litiges entre lignages, soit que le lignage meurtri porte
plainte et fasse de l’arbitre le porteur de ses exigences, soit que les
lignages paternel et maternel du délinquant leur demandent d’intercéder
comme cela était courant chez les Kweni et les Gban132 • Il en est ainsi en
particulier lorsque ces autorités contrôlent la cession des délinquants et
leur prise de possession par les lignages meurtris.
Ce rôle peut être un rôle de juge quand, à l’occasion de certaines
infractions, des lignages livrent les malfaiteurs non pas à d’autres
lignages, mais aux quartiers ou aux villages dont le pouvoir de décision est
autonome, suprême et sans appel. Alors que de tels transferts, dans les
sociétés lignagères de l’Est (Abê, Odjuhru), aboutissent généralement à
des mises à mort, ils donnent lieu, dans les sociétés de l’Ouest, à des mises
en esclavage. Pour Maurice Duwre de Koredidia (Issia), la décision de
384
vendre un criminel, dans maint groupe bete, en particulier le dikvê
Dwabwa, est un droit de la communauté villageoise, même si la
proposition doit toujours provenir du chef de lignage. Au conseil secret des
chefs de lignage appartient l’exercice de ce droit. Le fait est que, à Urepa,
dikpê Niabré (Gagnoa), selon le témoignage de Gonwu Blegnon du lignage
Godekpa, la décision de vendre Blegnon Betewuri fut prise, non pas par
son oncle paternel Dudu Lêbolu, mais par le quartier à qui celui-ci l’avait
livré. Ainsi, poursuivi par la colère de son oncle, pour avoir arraché de force
à son cousin Gnêzêre Guita un singe noir qu’il avait blessé à mort mais que
ce cousin avait ramassé le lendemain et refusait de lui rendre, Betewuri
fut-il appréhendé et vendu en pays Guebié au Sud133•
La transaction commerciale
Dans la décision secrète de vente apparaît déjà, unilatérale, la
première opération du commerce clandestin. La transaction où les
partenaires d’échange négocient en termes d’équivalence le transfert de
la marchandise et où le vendeur perçoit la contrepartie monétaire de cette
offre, voilà la deuxième opération. Elle s’effectue selon au moins deux
modalités principales, en rapport avec le lieu et le moment de la
négociation.
Première modalité : la négociation se déroule dans la localité de
l’acheteur. Trois possibilités illustrent cette modalité.
Première possibilité : le chef de lignage, promoteur de l’échange, du
village A, possède un ami dans une localité B ; à l’occasion d’un
événement quelconque, funérailles par exemple, ou dans l’intention
précise de proposer un échange, il se déplace lui-même, ou bien il mande
un de ses agents, son cadet, son fils, ou son neveu, et présente l’offre.
L’accord se fait, si accord il y a, sur le prix, la date de livraison,
éventuellement sur le sexe et la qualité de l’esclave. Si l’hôte dispose de
marchandises, le voyageur peut recevoir dès ce moment la contrepartie de
son offre virtuelle.
C’est ainsi que To-Bidi de Gragbeu (aujourd’hui Madia, groupe Zabwo,
près d’Issia) proposa à son ami Golo Bhagodu Ugehi de Yabayo (Subre)
deux délinquants de son lignage : Bagnon Poku et Wroba Tebli. À cette
offre différée, la réponse se développe en trois temps: sur le coup, accord
de principe de Bagudu ; une fois pourvu de marchandises, Bagudu avisa
To-Bidi de la date d’arrivée de son convoi; enfin, la date venue, le convoi,
conduit par le facteur de Bagudu, vint prendre possession des esclaves.
Deuxième possibilité : le chef de lignage n’a pas d’ami personnel
d’échange et s’adresse au courtier du village qui, lui, dispose d’amitiés. Il
sera alors avisé, le moment venu, primo de l’accord conclu entre ce
courtier et tel ou tel de ses amis, secundo, de la date d’arrivée d’un convoi,
tertio de l’arrivée effective du convoi.
385
Troisième possibilité: il n’y a aucun courtier dans le village du lignage
excommunicateur ; le chef de lignage s’adresse à l’un des courtiers de la
région; les démarches se déroulent comme ci-devant.
Dans la mesure où tous les chefs de lignages ne pratiquent pas le
commerce, en particulier le commerce des esclaves, la plupart des
échanges s’effectuent suivant les deux derniers modes.
Seconde modalité: la négociation a lieu dans la localité du vendeur. Ici,
de même, plusieurs possibilités se présentent.
Première possibilité: c’est le courtier du village B ou son agent qui se
déplace au village A de ses amis, chargé des marchandises de traite et les
laisse en dépôt, après accord sur les équivalences entre esclave et moyen
d’échange. Telle fut la démarche de beaucoup d’Alladian en pays odjukru,
de beaucoup de Neyo en pays kwadia et des Kwadia en pays bete. Il faut
se rappeler le voyage célèbre du courtier alladian Nimba de Bodo-Ladja
au village odjukru de Dibrm en 1867.
E. Dunglas cite un chef de Dignago, du dikpê Lassom (Gagnoa) qui
parcourait ainsi les territoires du Yokolo et du Dri pour se procurer des
esclaves qu’il revendait au Niabré ou aux groupes de la région de Subré
(1939 : 7). Pour ses besoins, l’hôte du village A dispose des marchandises
à crédit sans avoir sur le champ de personne à fournir en échange.
Seconde possibilité: d’autres vendeurs potentiels de la localité ou du
groupe territorial peuvent également prendre ces marchandises à crédit
en attendant d’avoir une victime à livrer en échange. Dans l’exemple de
Dibrm que rapporte Fleuriot de Langle en 1868, nous avons vu ces
opérations de crédit, même si, en l’occurrence, il s’est agi expressément de
commerce d’huile de palme et non de commerce d’esclaves. Mais
l’informateur bete Dodo Zahuru de Korékipra, pays Bogiihé (Issia),
raconte comment son père a reçu, d’un acheteur du Yokolo, 5 fusils et 1
baril de poudre pour un esclave qu’il devait livrer plus tard' ».
Ces opérations d’échange différé peuvent se compliquer par la mise en
garantie d’une personne laissée au créancier et acheteur. Telle est
l’opération dans laquelle s’est trouvé impliqué l’ancêtre des Kuduyo de
Sassandra135.
La livraison
Dans cette troisième phase, il y a deux opérations: le dessaisissement
et la prise de possession.
Selon le lieu de son déroulement, on distingue deux sortes de
dessaisissement : l’une, interne à l’espace villageois ; l’autre, externe,
encore qu’elle ait lieu sur le terroir du village. Dans le village, le
dessaisissement peut d’abord prendre la forme d’une opération formelle
et secrète, ou bien matérielle et publique. Blégnon Betewuri de Urepa, ci386
devant cité, a été livré de cette manière, purement verbale, aux autorités
du quartier, dans la clandestinité. Mais généralement, de lignage à
lignage, le dessaisissement est matériel, et s’effectue sur le mode violent
et public. Que ce soit chez les Gban et les Kweni, ou que ce soit chez les
Bete et les Abê, le délinquant, meurtrier ou voleur impénitent, est amené
ligoté et, au vu des autorités officielles, livré au lignage offensé qui le met
vite aux entraves.
Le dessaisissement externe tient de l’une et l’autre formes : à la
première, il emprunte ses voies détournées; à la seconde, sa violence. La
principale voie, la plus commune aussi, du dessaisissement, est le guetapens. Chargé d’accompagner un hôte de marque sur le chemin de retour
ou messager en exercice sur le sentier de la chasse ou du palmier, voici
que le délinquant, aux traits signalétiques préalablement déjà
communiqués, se voit pris d’assaut et, par la force, maîtrisé. Tel est le
schéma de guet-apens que décrit J. Zunon Gnogbo dans une étude sur le
Pouvoir politique traditionnel en pays bété (Zéblé).
« Le papa (quartier et patrilignage) avait le droit de bannir tout
membre indésirable. Une fois que cette sanction était décidée contre
un individu, le chef se chargeait de l’appliquer, à la faveur d’une
visite d’un étranger d’une région éloignée. Ce dernier était informé
de la stratégie à suivre. Le « damné » était choisi pour faire partie de
la délégation des jeunes qui devaient accompagner l’hôte au delà du
village, conformément au plan arrêté. Au moment de la séparation,
le nouveau maître feignait d’avoir oublié son yoko (serviette de
toilette) au village. Le « damné » qui ne se doutait de rien, était
désigné pour aller le chercher, pendant que ses parents retournaient
chez eux. Son nouveau maître ne se faisait pas prier pour le
maîtriser à son retour. Il lui bandait les yeux pendant le voyage
pour prévenir sa fuite. Pour une société où l’homme était le bien le
plus précieux, le bannissement apparaissait comme une mesure
extrêmement pénible. Cette épuration montre que le souci de l’ordre
l’emportait sur toute considération. Le président du tribunal est
chargé d’appliquer ses décisions, soit dit en passant »! »,
La deuxième voie est l’abandon. Au terme d’un voyage, l’exclu qui a
accompagné le chef de son lignage ou ses parents est abandonné; tantôt
il est sommé de demeurer chez l’hôte jusqu’à ce que ce dernier lui
fournisse un don pour le lignage, don qu’il ne recevra jamais; tantôt il se
réveille, esseulé parmi ses hôtes étrangers qui le mettent aux entraves,
alors que ses parents ont regagné le village natal.
Dans la troisième voie, la traîtrise des parents prend le caractère d’une
violence physique qui s’allie directement avec la violence des acquéreurs:
ces derniers trouvent une personne déjà ligotée pendant qu’elle dormait.
Pour les excommunicateurs autochtones, le résultat final de ce
processus s’apparente à une mort sociale comme en avait fait déjà la
387
remarque E. Dunglas (1939 : 9). De fait, mise à mort concertée, cette mort
sociale nécessite une médecine de purification ; rupture avec la
communauté, elle appelle un rituel de levée de deuil. Le rituel menimeni
des Bete-Bogiihé que nous a décrit le chef Kore Ziki de Zobia, le 27 juillet
1975, en fournit l’illustration. L’officiant, un phytothérapeute, comme
Ikodê Kore, offrait sur les doigts une préparation de feuilles que lapait le
principal décideur qui avait vendu son parent; voilà pour la purification.
Ensuite, il attachait au poignet droit et au cou du vendeur des fragments
d’écorce de l’arbre ; voilà pour le traitement de prophylaxie. Enfin,
comme si l’absent était un défunt, partage était fait de tous ses biens:
champs, vêtements, instruments de travail, épouses et enfants, s’il en
avait.
Le procès exogène: la vente prédatoire
Dans les excommunications, la violence sociale s’exerce, au moment
ultime, pour exclure et transformer des aborigènes libres en esclaves; au
contraire, dans les processus exogènes, la violence sociale organisée
s’exerce de façon ininterrompue, dans un premier temps pour produire
des captifs par arrachement d’étrangers à leurs villages ou sociétés
d’origine, et, dans un second temps, pour produire des esclaves par la
vente de ces captifs à d’autres étrangers.
On distingue deux modes de prédation. Le mode réglementé est
illustré par les guerres qui opposent des collectivités locales en conflit
armé et rapportent éventuellement des captifs parmi leur butin; la
captivité ici est négociable et le captif rachetable sous rançon. Le mode
non réglementé est représenté par les razzias ou les raids, opérations
militaires unilatérales qui sont destinées à procurer, entre autres butins,
des captifs pour qui nulle possibilité n’existe ni de négociation ni de
rédemption.
Les motivations
Cas des captifs faits dans les guerres
La captivité procède de deux types de guerres dont on trouve sinon des
récits, du moins des échos dans toutes les sociétés: les guerres de position
d’une part, et les guerres d’expédition d’autre part. Luttes armées qui
opposent les collectivités locales selon des modalités quasiinstitutionnelles' », les guerres mettent en jeu des effectifs humains plus
ou moins importants et entraînent des destructions de biens et des
personnes, parfois la captivité d’hommes, de femmes et d’enfants.
388
Dans le premier type de guerre, les combattants des groupes
belligérants s’affrontent, le moment venu, en des lieux convenus d’un
commun accord: frontières des territoires villageois sur terre, sur eau ou
en savane. Sont restées célèbres sous ce rapport la savane de Tef pour les
confédérations de Bobor et de Dibrm en pays odjukru138, la savane de Vlahé
pour les Niono et la savane de Timbe pour les Me en pays kuieni' »,
Deviennent captifs, dans ce cas, les guerriers aux munitions épuisées dans
le combat, qui se rendent et obtiennent quartier de la part des vainqueurs.
Dans le second type de guerre, les combattants conduisent une
expédition dans les agglomérations de l’ennemi pour relever un défi, telle
détournement d’une femme, ou venger une attaque. Les traditions
résonnent de célèbres campagnes de ce genre: celle des Ma contre les Nia,
les Dwonu, les Yaswa orientaux et les Bawlé, celle des Bende contre les
Nagadwa chez les Kuieni' », celle des Ébrié-Songon contre les Aklodju et
celle des Aklodju contre Dibrm en pays odjukrur », celle des Menedwe
contre les Gubolu-Soklulignoa chez les Bete-Niambré' » et, chez les BeteGbalébwo, celle de Dakoyo contre Valua, de Niemgbéyro contre Gokréyo,
de Zokrobré contre Mandjéyro, de Djisrayo contre Gbenkéyo, de Tagbayo
contre Niemgbéyro' », Quand de telles expéditions prennent la forme de
destructions radicales, les Bete y voient l’état de guerre totale, gbeu-sêto.
Dans ce cas, la destruction des cultures, du bétail et des résistants
s’accompagne de rafle de trésor et de capture d’hommes, de femmes et
d’enfants.
Il arrive que les deux types de guerre se trouvent composés dans la
même campagne et produisent des effets cumulés de captivité; telle est
la guerre des Kweni-Nianangon contre les Gotron, décrite par Cl.
Meillassoux. Vainqueurs dans la rencontre avec leurs ennemis, et ayant
capturé les guerriers Gotron qui se sont rendus, les Nianangon
poursuivent les troupes débandées jusqu’à leur village ; les résistants
sont massacrés, les notables décapités, le reste des hommes capturé, le
butin chargé (1964 : 238).
Deux motivations essentielles peuvent entraîner la transformation des
captifs en esclaves. La première est l’insolvabilité des vaincus liée ellemême aux procédures coutumières de conciliation et de restauration de la
paix. Que l’initiative de la paix vienne des vaincus (ceux-là qui ont subi
destructions et dépeuplement) ou qu’elle vienne de médiateurs neutres
(village de la même fédération ou d’une fédération étrangère), la
procédure de paix doit en effet résoudre deux grands problèmes: celui de
la compensation à donner pour les morts que chaque camp a infligées, et
celui de la rançon nécessaire au rachat des captifs.
Deux cas se présentent dans la résolution du premier problème. S’il y
a mort dans les deux camps, mort d’hommes et mort de femmes, le
problème se ramène à une comptabilité des équivalences numériques et
parfois statutaires des personnes mortes, la compensation personnelle
revenant aux lignages qui ont subi les pertes: tel est par exemple le cas
chez les Abê, chez les Bete et chez les Kweni.
389
Quand au second problème, sa résolution dépend du statut de chaque
espèce de captifs. Sauf exception (cas des Kweni-Bendè qui les vendirent
après avoir massacré les hommes et laissé périr de faim les enfants sur
les décombres), les femmes sont généralement destinées au mariage,
option avantageuse pour les deux parties. Chez les Bete-Yaküya de
Subre' », la procédure comporte deux actes. Le premier acte consiste en un
rite de libération préalable. Le lignage de la femme offre un cabri, vieil
animal rituel de la forêt, auquel est attachée une double signification :
expression d’une requête de rachat, pour que la femme soit d’abord déliée
de l’état de captivité et restituée à son statut de femme libre, le cabri est
en même temps signe de l’acceptation de l’offre de mariage. Là ou les Bete
offrent un cabri, les Kweni plus riches offrent un bœuf.
Vient ensuite, deuxième acte, le rite des épousailles: le célibataire ou
grand guerrier qui s’offre d’épouser la captive libérée a latitude alors
d’apporter la compensation matrimoniale. Chez les Bete-Yaküya, celle-ci
consiste en dix moutons, deux pagnes (l’un pour les maternels, l’autre
pour les paternels) et un fusil, si le prétendant est riche. Dans ce pays
bete, Bote Tehüele Basseri de Lessiri 1 rappelle un exemple pour illustrer
cette procédure. À la suite d’une expédition punitive yaküya (ou peuple du
Yokolo) contre la localité de Kameayo, coupable du meurtre d’un homme
aveugle de Lessiri, deux captives furent intégrées à la communauté : la
première, Wassia, du village de Gnawreoa (aujourd’hui Grand-Zatry) a
épousé Tehüélé Basseri; la seconde, Waboï, a eu pour mari Tchéwrè Zako.
S’agit-il des enfants? Ici encore, sauf cruauté exceptionnelle (cas des
enfants Nagadwa condamnés à périr de faim sur les décombres par les
Bendè cités plus haut), et sauf le rachat absolument obligatoire des
orphelins, exigence sacrée chez les Bete-Gbalebwo et les Bete-Bogilhe' »; les
enfants sont répartis entre les lignages et intégrés comme des ingénus à la
communauté villageoise. Dans un rapport du 30 août 1908, le chef de poste
de Béréby confirme chez les Krumen l’existence de cette procédure' »,
Le rachat des adultes mâles est soumis à une rançon dont la nature et
le montant restent à la discrétion du vainqueur, et fonction non
seulement des rapports des forces politiques, mais encore de l’histoire
économique et sociale. Cette rançon toujours prestigieuse comprend des
valeurs en nature (bétail, ivoire, pagnes), des valeurs en espèces (manilles
du Sud, sombe au Nord, poudre d’or à l’Est), des personnes.
Les Kweni-Bwavere exigent pour un captif des biens matériels : une
défense d’éléphant, un très beau pagne, akafiani, et quarante sombé ; ou
un bovin ou un fusil et un baril de poudre (L. Tauxier, 1924). Chez les
Bete-Yaküya, les personnes peuvent servir de moyen de rachat ; à
Koziayo, groupe Badakuya, cent manilles, un cabri, un pagne, selon Oli
Beto de Koziayo J147; à Lessiri : un fusil, deux barils de poudre, un sabre
(gbrë) ou un esclave, aux dires de Bote Tehüele Basseri.
Ailleurs, à la place d’esclave, des personnes libres, souvent des filles,
jouent ce rôle de moyen de rachat. Tels sont ces hommes ou ces femmes390
rançons qu’évoquent les traditions neyo dont s’est fait l’écho G.
Thomann' », et les traditions alladian.
« À Grand-Jacques et Jacqueville, certifie Marc Augé, quelques
branches remontent ainsi à des femmes odjukru livrées à l’issue de
batailles heureuses pour les Alladjan ou en compensation d’un des
leurs tués à la suite d’une mauvaise querelle. » (1969: 143).
Qu’arrive-t-il si, les captifs étant nombreux, viennent à manquer les
ressources nécessaires aux rachats ? Ils pouvaient être annexés à la
communauté villageoise. Avec les captifs faits dans deux guerres contre
les Bogühe, le kanegnon Zobgo Kugo de Brézébwa aurait fondé deux
villages: le village de Kugo-Lorukpa, « les Étrangers de Kugo », devenu
Bahuan, et le village de Sabwa, devenu, en souvenir de son père Zogbo
Korê, Gbokora' », La médiocrité démographique des villages, les exigences
de la solidarité et de l’honneur, l’attachement à la personne humaine
comme bien dans la plupart des sociétés, tous ces facteurs ont poussé les
vaincus à faire le maximum de sacrifices pour libérer leurs membres
captifs. Les captifs vendus dont les traditions recueillies rapportent les
cas l’ont été généralement moins pour .cause d’insolvabilité où se
trouveraient les vaincus que par esprit de vengeance ou de répression de
la part des vainqueurs.
Qu’il s’agisse d’arracher une réparation ou qu’il s’agisse d’infliger des
représailles pour une offense politique quelconque, la vengeance peut
s’effectuer sur le mode absolu comme volonté d’anéantir l’ennemi selon le
projet d’une guerre totale. En pays kweni, vraisemblablement au XIX »
siècle, le dépeuplement du groupe Nagadwa, réduit de quatre à un seul
village, a été l’effet d’actions réitérées et meurtrières entreprises par les
Bende: destruction des maisons, sac du bétail, massacre des hommes,
abandon des enfants d’une part, captivité et mise en vente systématique
des femmes d’autre part. (C. Meillassoux, 1964 : 239).
Mais, entre la rédemption négociée des captifs et cette forme absolue
de vengeance, existe une forme relative de vengeance limitée à un
démembrement plus ou moins important des villages ennemis. Chez le
peuple bete du Kpakolo (Gagnoa), quand les habitants de Gnagbabwo,
d’abord vaincus, réussirent, avec l’alliance militaire des Gbalebwo, à
triompher de leurs ennemis, ils vendirent immédiatement les deux
captifs qu’ils avaient faits' ». De même, lorsque le kanegnon Blikablo du
pays Gbalebwo, principal animateur de ladite alliance, tomba sous les
balles du groupe Zikozibwo, les Gbalebwo organisèrent une expédition
punitive sur les villages de ce dernier groupe. Deux captives ramenées
par le patrilignage Brikayo furent vendues en toute hâte plutôt que d’être
épousées 151.
Enfin, la guerre qui avait opposé Kwati et Butubré en pays kwadia et
à laquelle G. Thomann a contribé à mettre fin le 7 août 1897152 , aboutit à
des conséquences semblables. En effet, Ohiri, chef de Dogoné, groupe
Butubré, ayant fait assassiner Baguiré de Kwati dont il redoutait la
391
bravoure et les exploits militaires, les habitants de Kwati entrèrent en
guerre, sous le chef Mabo Tahiri ; il semble que trois personnes aient été
prises et vendues à Sassandra. La riposte de Butubré s’avera féroce:
treize personnes de Kwati tuées, dont une décapitée (le vieux Zébé),
quatre captives vendues parmi lesquelles une tante de l’informateur
Gnopru Lebre, ultérieurement retrouvée et rachetée à Luwhiri en aval du
fleuve Sassandra' ».
Parfois ces actes de vengeance dissimulent des motivations
secondaires qui deviennent principales dans le cas des captifs faits dans
les razzias.
Cas des captifs razziés
Dans la zone de notre étude, à l’époque où nous nous situons, les
razzias comme mode systématique de la prédation, présupposaient trois
conditions de fonctionnement. Une condition socio-économique : des
espaces où les échanges commerciaux sont possibles et rentables. Une
condition psychologique : l’émergence de grands guerriers animés
d’ambition politique. Une condition politico-militaire : sous la direction de
ces chefs, des organisations de forces armées, assez habiles pour effectuer
des coups de main efficaces, mais trop faibles pour soumettre et
durablement contrôler des villages ou des fédérations de villages plus ou
moins importants, c’est-à-dire créer des hégémonies réelles.
En attendant la constitution d’une histoire de ce mode de prédation,
les voyageurs étrangers du XIX » siècle ont rencontré quelques razzieurs
notoires sur le chemin de leurs explorations : un Lia du groupe BakwéBannia, un Bahulu du Zrêblé au Sud du pays bete (Subré), un Wanda du
Lobwé au centre du même pays bete (Issia), un Neyo, Gneba Beugre.
Cumulant exceptionnellement pouvoir économique, pouvoir politique et
pouvoir militaire, leurs opérations tendirent à prendre le caractère d’un
mode de vie: Wanda propose à l’explorateur G. Thomann une association
et un partage du butin, le mariage du Français avec deux de ses nièces
devant être le fondement social de cette alliance. 154
De fait, la célébrité de ces chefs excédait les limites de leur
groupement territorial et de leur peuple: le foudre de guerre bakwe était
tristement célèbre à l’Ouest du fleuve Sassandra en pays bete ; Bahulu,
pouvait, selon G. Thomann, mobiliser des guerriers dans le Zrêblé aussi
bien que chez les Sérayo et les Zukobwe ; la renommée de Wanda-leBorgne retentissait dès le Guidéko au Sud. Instaurer cette célébrité par
la terreur, voilà le premier motif de leurs opérations. La première voie de
cette terreur est bien le meurtre ; l’émotion épouvantée des Bete du
Guideko lors du passage de G. Thomann en 1906 s’explique par la mort
gratuite de cinq des leurs pris dans une embuscade montée par des.
guerriers de Lia.
392
Mais, à défaut d’être physique, cette mort était sociale et consistait en
la vente des personnes capturées. Telsfurent les effets des razzias opérées
par les Kekeyo sous Gneba Beugre. « Ils attaquaient les voyageurs, écrit G.
Thomann en 1905, les dépouillaient de tous leurs biens, enlevaient de
nuit le bétail des villages et même les jeunes gens qu’ils vendaient ou
gardaient comme esclaves » (1905 : 188). Tel fut vraisemblablement le
résultat de l’expédition de Wanda à Gapoa, groupe Bogühé, dont « le
chasseur d’esclaves » avait à craindre ensuite les représailles. Si les
troupes coloniales n’étaient pas intervenues, tel aurait été, au moins en
partie, l’aboutissement de la prise de Subré par les « deux cents guerriers »
de Bahulu en 1906.
Or, en vendant les captifs au lieu de les mettre à mort, les razzieurs ne
créent pas seulement ce que nous nommons la célébrité par la terreur,
mais ils acquièrent aussi et surtout les moyens matériels pour soumettre
leur peuple et pour entretenir cette célébrité au-delà. Armes et munitions,
principaux biens contre lesquels, nous le verrons, s’échangeaient les
captifs, voilà les moyens de défense et de contrôle, voilà donc les
instruments de reproduction des rapports d’inégalité politico-militaire
entre villages ou fédérations de villages.
Les modalités de vente
Dans les deux variétés de prédation, le rôle secondaire et formel que
joue le pouvoir villageois dans les exclusions devient réellement
prééminent et presque exclusif.
Cette prééminence s’affiche d’abord dans la décision. Comme
l’organisation de la guerre ou de la razzia est l’affaire de la communauté
des guerriers et du pouvoir local, ainsi la décision de mettre en vente des
captifs appartient à leur assemblée: assemblée des guerriers et des chefs
militaires et politiques dans un cas, assemblée des guerriers et du chef
cumulant pouvoir militaire et pouvoir politique dans l’autre cas. Cette
assemblée délibère dans la clandestinité pendant que les captifs
demeurent entravés: ses arrêts restent secrets jusqu’à exécution.
Cette prééminence se retrouve également dans les phases de
transaction et de livraison, dans la mesure où ce sont les chefs, dans les
deux sens mis en évidence, qui effectuent ces opérations en s’aidant, le cas
échéant, des jeunes guerriers comme messagers.
L’usage politique des biens reçus en échange des captifs achève de
confirmer cette prééminence du village sur les lignages. Si les biens
secondaires reviennent aux chefs, les fusils et la poudre appartiennent à
la communauté villageoise ; dans les maisons et sous la garde de ces
chefs, ils serviront à armer les guerriers-chasseurs quand la nécessité
s’en fera sentir.
393
Le procès d’achat
L’espace où dominent les achats
Il faut remarquer que le procès acquisitif, comme le procès
excommunicatif, est répandu, selon la littérature existante, dans la
plupart des sociétés de notre champ d’étude: société alladian, société
odjukru, société abê, société kweni, société neyo.
L’enquête de terrain a également confirmé son existence dans les
autres sociétés. Contrairement à la dénégation de L. Tauxier (1924 : 134)
et de Këbben, en effet, cette forme d’esclavage est incontestable dans la
société gban au moins en tant que pratique localisée comme en font foi les
exemples de Tchègba et de Sakada respectivement dans le groupe
Gbandwê et dans le groupe Gbodekwa. De même, à l’interrogation de
Christophe Wondji (1972 : 38), réponse peut être faite que cet esclavage a
marqué de larges franges septentrionales et orientales de la société bete,
comme il a marqué le tissu des sociétés kwadia et neyo.
Toutefois cette forme domine sur les ventes dans trois lieux : dans les
sociétés côtières, en particulier neyo et alladian, dans les sociétés
orientales, notamment odjukru et abê, dans la société kweni à laquelle
s’articulent les franges septentrionales et orientales de la société bete
(Zêblé au Nord, Zédi, Nekedie, Zabia à l’Est).
Les motivations
Ont déterminé les acquisitions d’esclaves quatre ordres principaux de
motivations. Passons-les en revue; nous reviendrons à elles dans la Ille
Partie de ce travail à propos des fonctions des esclaves.
Les motivations de premier ordre par leur portée sont les motivations
d’ordre démographique. Les besoins de nouvelles forces reproductives
apparaissent comme l’un des grands déclencheurs d’acquisitions. À
première vue, on peut les croire en relation de cause à effet avec les
excommunications, traduisant la nécessité de combler par de nouveaux
gains les vides ouverts par les départs forcés. Il n’en est rien. Toutes les
sociétés frappées par les excommunications en effet n’ont pas été également
importatrices d’esclaves et les sociétés qui ont le plus excommunié, telle la
société bete, figurent parmi les moins importatrices, voire les plus hostiles
à l’incorporation d’esclaves. Un cas de substitution permet cependant
d’envisager la possibilité théorique d’une telle relation: Guédé Gnokibheu,
glolowri du village de Bassi (Guiberwa), a échangé son propre fils contre un
esclave en transit ; l’esclave était bel homme et le fils, malade ou
valétudinaire, donc socialement dévalorisé et passible d’esclavage.
394
On distingue trois sortes de ces besoins: il y a besoin de remplacement
là où, par cause naturelle ou historique, manquent des forces de
reproduction ; quand ces forces existent, mais sont stériles, il y a besoin
de suppléance ou de forces vicariantes ; lorsqu’il y a enfin insuffisance
quantitative ou qualitative, apparaît le besoin de forces d’appoint. Dans
tous les cas de déficit réel ou potentiel, il s’agit, pour les sociétés
matrilinéaires dans lesquelles les lignages dominants se perpétuent par
les sœurs utérines, de besoins de reproductrices, et pour les sociétés
patrilinéaires, au contraire, de besoins de reproducteurs.
Même les sociétés patrilinéaires ont éprouvé, à quelque degré, tel ou
tel de ces besoins. L’exemple du village bete de Bassi, cité ci-dessus, est un
cas de remplacement. À Gbesse, en pays abê, on cite un autre exemple
peut-être tardif, mais célèbre, de remplacement, celui de Kwamé, esclave
d’origine bawle, qu’un maître avait acquis pour remplacer son fils défunt.
Dans les sociétés matrilinéaires où l’incorporation était plus
systématique, le déficit des sœurs et des nièces utérines, reproductrices
des matrilignages, a motivé l’afflux d’esclaves de sexe féminin.
Le village de Mopoyem, en pays odjukru, illustre les trois situations de
déficit et de besoins. Sur onze matrilignages, sept ont été propriétaires
d’esclaves dans la seconde moitié du XIX » siècle : un par manque de
reproductrices libres, deux par infécondité, quatre par insuffisance
numérique 155,

P 493

La troisième phase : exemple des sociétés de l’Ouest
forestier: cas de la société bete
Si les sociétés d’agriculteurs-chasseurs de l’Ouest forestier ont été
entraînées dans la vente d’excommuniés et de captifs dès le XVIIe siècle
(Dida méridionaux, Kweni et Dan septentrionaux), et au XVIIIe siècle (Bete
méridionaux, Kweni et Dida septentrionaux), ce fut seulement à partir du
XVIIIe siècle que l’esclavage interne s’y développa de plus en plus
nettement. En pays bete, il fit son apparition dans la seconde moitié du
XIXe suivant la dynamique des marchés que les hommes prééminents
mettaient en place dès le milieu du siècle, comme nous l’avons précisé à
la suite de Ch. Wondji. Les traditions socio-économiques kweni plus
anciennes s’acclimatèrent à travers un double processus: immigration de
Kweni en pays bete (cas de Dalo, fondateur de Daloa, au XVIIIe siècle, cas
de Djago, grand-père de Zuzwa Gossé, héritier d’un marché), et mariage
de femmes libres kweni avec des Bete (par exemple, la mère du fondateur
de marché Tety Zakala de Gogogühé, était une Kweni de Gbeulia-fla,
tribu Dobezan ; la mère de Zozo Zogbo de Lobia était également une
Ku/eni), À la fin du XIXe siècle, le phénomène n’avait pas atteint les pays
Bogühe (Issia), Dri (Guiberwa), Guideko (Subre), Ikedwo (Buyo) et
Guibwo. Cet espace sans esclavage se prolonge à l’Ouest du Sassandra, au
cœur des pays uiê et bakwé jusqu’à la colonisation française.

P 504

Entendons l’argumentation
singulière de G. Thomann, chez qui l’idéalisation de la société neyo
devient une arme idéologico-politique contre la société capitaliste:
« La libération générale des serfs ou domestiques du Cercle du
Sassandra peut-être décrétée demain sans le moindre inconvénient;
il nous a plu par une habitude que rien ne justifie d’appeler ces
gens-là des esclaves, en les appelant demain des citoyens nous ne
changerons rien à leur situation parce qu’eux-mêmes ne veulent
rien y changer et ils resteront où ils sont et comme ils sont parce
qu’ils s’y trouvent bien.
« Ce que nous pouvons, c’est empêcher la vente de nouveaux
individus et ceci se fait sans secousse par la force même des choses,
au fur et à mesure des progrès de notre autorité. Là où nous
sommes, les indigènes vivent en paix, plus de razzias, par
conséquent plus de captifs. Ils font du commerce, leur situation
s’améliore et ils ne sont plus poussés par la misère à se vendre
mutuellement.
« 11 est absolument évident que lorsque nous aurons organisé
administrativement toutes les régions du Haut-Sassandra les
derniers vestiges de la traite auront disparu.
« Pour lé moment, il est donc inutile de chercher, en jouant sur les
mots, à toucher à une organisation sociale qui n’a rien d’inhumain,
rien de barbare et à nous occuper de pseudo-esclaves qui ne
demandent pas notre intervention.
« 11 sera temps de le faire lorsque comme les Neyau nous ignorerons
le paupérisme; quand nos prolétaires, ouvriers et domestiques ne
seront plus considérés chez nous comme des êtres inférieurs, obligés
de se soumettre à tous les caprices du patron sous peine d’un renvoi
qui souvent équivaut à la misère et à la mort, et ne verront plus leur
travail exploité comme ne l’ajamais été en pays nègre le travail d’un
nègre; lorsqu’enfin, charitables comme les Neyau, dont les mœurs
de sauvages nous préoccupent, nous aurons toujours à notre foyer
une place réservée pour l’étranger de passage; l’esclavage n’existe
pas dans le Cercle du Sassandra, le servage ou domesticité y est
moins pénible qu’en France ». (1904 : 12-14)

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